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REVUE LITTÉRAIRE

LES DANGERS DE LA SENSIBILITÉ

M’accusera-t-on de paradoxe, ou me reprochera-t-on ma sécheresse naturelle, si j’avance qu’entre toutes les qualités dont un écrivain peut être doué, la sensibilité est l’une des plus dangereuses, l’une de celles dont il doit le plus soigneusement se méfier, celle même par où se sont d’abord démodées et finalement ont péri des œuvres d’ailleurs éminentes ? Il ne s’agit bien entendu ni de cette fade sensiblerie dont on voit à de certaines époques toute une littérature affligée, ni de ce sentimentalisme mais qui en tous les temps a défrayé les romances, ni de ces accès d’attendrissement, intempestifs quoique sincères, qui font pleurnicher le financier de l’épigramme sur ce pauvre Holopherne


Si méchamment mis à mort par Judith,


et encore bien moins de cette facilité aux larmes qui met à certaines gens une continuelle humidité aux paupières avec un tremblement dans la voix. Je songe à la sensibilité vraie, privilège d’un cœur accessible à la tendresse. Elle est dans une âme ce qu’il y a de plus charmant et qui la rend aimable. C’est pour cela même qu’à la manière de toutes les choses exquises il faut qu’elle reste discrète et se modère, se mêlant à toutes les autres facultés sans se substituer à aucune. Mais cette mesure est singulièrement difficile à garder. Car il est de l’essence de la sensibilité qu’elle cherche à se répandre, qu’elle s’augmente en se dépensant et qu’elle emporte tout dans son cours abondant et impétueux. L’écrivain qui en est richement pourvu se tient d’abord en garde contre des séductions auxquelles il ne se sent que trop de disposition à céder ; une secrète pudeur l’avertit que les plus délicates entre nos émotions ne sont pas faites pour paraître au grand jour. Peu à