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mon devoir est de vous avertir. Je ne suis pas un timide berger, et personne ne s’est jamais joué de moi.
LA REINE. — Ah ! cela devient intéressant ! Vous me regardez avec des yeux sauvages, comme si une haine insatiable vous emplissait.
LE PEINTRE. — Une haine ? Non, ce que je vous ai caché avec rage, ce n’était pas de la haine, non. Si je hais quelqu’un, c’est moi-même : car, ébloui, j’ai saisi, comme un noyé la planche, les paroles légères que vous serviez en raillant ; car, en lâche courtisan, j’ai oublié la fierté de l’homme, pour dévorer, plein de désir, la douceur de votre grâce ! Oui, montrez-les, vos blanches mains de fée, montrez-les, lourdes de la bénédiction d’amour ; mais attendez ! pensez bien à la fin, par le Dieu sacré, — car je ne me connais plus.
LA REINE. — Jamais encore je n’ai entendu de tels accens.
LE PEINTRE. — Quand la force vous a-t-elle ployée ? Quand la passion vous a-t-elle construit un trône sur les ruines de l’Univers ? Le trône unique sur lequel siège la Femme, au-dessus de toutes les reines !… Prenez de moi votre couronne : car moi, ô reine, je suis un homme !…


Ici, je ne puis m’empêcher d’interrompre et de demander pourquoi ce peintre est un homme, du moins dans le sens supérieur que M. Sudermann veut donner au mot. Il m’a plutôt l’air d’une bête. Je ne vois pas en quoi il vaut mieux que le marquis en rose ou le marquis en bleu clair, — et vraiment on a négligé de nous l’apprendre. Il peint, c’est vrai, et cela est fort louable, sans pourtant le surélever au-dessus de l’espèce. Il s’emporte et s’exprime avec beaucoup de grossièreté : à supposer que cette grossièreté ne le diminue en rien, on reconnaîtra pourtant qu’elle ne suffit pas à faire de lui un Uebermemch. Enfin, nous l’avons vu manger une tartine qu’il a sortie de sa poche : rien n’est plus méritoire, je le reconnais, que de manger quand on a faim, et je pense que ce détail est destiné à nous montrer deux choses : d’abord, que le peintre ne permet point à ses sentimens de gêner son estomac ; ensuite, qu’il est sage et précautionneux, puisqu’il ne se risquerait point à la cour sans avoir assuré son goûter. Mais cela même ne prouve rien de plus. Quant à ses paroles, elles ne justifient en rien la haute opinion qu’il a de lui-même ; et l’on ne peut s’empêcher de croire qu’au lieu de dire : « Je suis un homme », il serait plus près de la vérité s’il disait : « Je suis un mâle. » Là encore, il y a une nuance.

La reine cependant, à qui ce langage n’a pas d’abord déplu, commence à s’en effrayer. Elle recule jusqu’à son trône en s’écriant :

— Cessez, je ne puis plus vous entendre !

Mais le peintre, comme il l’en a avertie, ne « se connaît plus, » et la scène se poursuit un instant encore en devenant toujours plus brutale, jusqu’à l’entrée du maréchal qui l’interrompt brusquement. Elle est désagréable, cette scène, et je comprends