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C’est en vain qu’elle cherche à le distraire : il réclame le « droit de créer, et de se taire. » En sorte qu’elle se pique au jeu et devient de plus en plus coquette. Les deux marquis, l’un en rose, l’autre en bleu clair, qui assistent à la scène, en prennent de l’ombrage, et se promettent d’aller avertir le maréchal, lequel aura de bonnes raisons pour les débarrasser de l’intrus dont la faveur serait gênante. Leur sortie laisse la Reine en tête à tête avec le peintre, sous la garde bienveillante de deux suivantes, dont l’une est sourde et l’autre endormie. Aussitôt, l’artiste et la femme, car cette reine n’aspire vraiment plus qu’à paraître une incarnation quelconque de « l’éternel Féminin », se mettent à discourir du génie, de la beauté, de l’art, de la vie en général et de l’amour. Elle multiplie ses agaceries. Elle demande si on la trouve belle. On lui répond que le peintre la trouve admirable. Mais l’homme ?

— L’homme n’a rien à dire, Majesté !

— Quel dommage !…

Elle devient confiante et triste. Elle se plaint de sa pauvre vie :

— Je pense au jour présent, non pas au lendemain. Mon esprit las, aux ailes meurtries, ne s’envole jamais vers le lointain avenir, car, hélas ! pauvre, pauvre reine que je suis, je souffre d’une lourde mélancolie. J’ai trop de sentiment, je vous l’ai déjà dit. Et puis, je m’ennuie sur mon trône. Dans ce monde de vide élégance, je…

On connaît le manège, il réussit souvent. Ici, le flirt devient de plus en plus aigu ; il manque de délicatesse, mais non pas d’agrément. Cet artiste et cette reine ont un parler presque brutal. Qu’on en juge :


LA REINE. — Vous avez loué mon visage ; mais si ma main est passable, vous ne l’avez pas dit.
LE PEINTRE. — Au lieu de me gronder, regardez ! Je l’ai peinte.
LA REINE, boudant. — Vous l’avez peinte, vous ne l’avez pas baisée. J’en conclus qu’elle n’est point charmante.
LE PEINTRE. — Pardonnez-moi si je manque à l’étiquette, par pudeur plutôt que par sottise. Ainsi, le pilote connaît les lois qui régissent les astres, et prend pourtant souvent une mauvaise route.
LA REINE. — On dirait que vous vous éloignez du sujet. Je vous ai parlé de ma main, vous me parlez des étoiles.
LE PEINTRE. — Vous parliez de votre main, et elle est si loin de moi, que la volonté même d’une éternité, un courage qui se hausserait jusqu’au ciel, ne m’en rapprocheraient pas d’un pouce.
LA REINE. — Vraiment ? Vous croyez cela ? (Elle se lève et s’approche du chevalet.) Eh bien, je vous en prie, qu’est-ce qui se passe ? Vous n’avez rien voulu, rien forcé, et pourtant ce miracle s’est accompli. Regardez, s’il vous plait : la main est là.
LE PEINTRE. — Tandis que d’autres tomberaient à vos genoux, reine,