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antique, proie fatale du vainqueur, l’homme en face d’elle ne garde de la civilisation que les moyens de la prendre sans interrompre le sommeil des gendarmes. Il ne la saisit plus à la faveur du pillage ou d’une bataille. Il saoule ses protecteurs qui se laissent saouler avec résignation ; et si, de son côté, elle ne cède ni à la force ni à l’ivresse, un narcotique l’achève. Je ne prétends pas que ce soit là l’histoire commune. Je ne crois même pas que, dans la plupart des cas, on ait besoin de tels argumens pour vaincre une résistance qui manque d’opiniâtreté, mais l’usage des soporifiques n’a rien qui révolte la conscience des colons de ces contrées minières. Je l’ai constaté dans mainte et mainte conversation. On arrive à juger la chose toute naturelle, et je plains moins les victimes, qui n’en souffrent guère et se réveillent presque contentes d’être désormais dispensées des efforts de la lutte, que ces amoureux droguistes, dont la dignité d’homme ne sort certainement pas intacte de l’alambic.

Quelquefois le hasard ou la malignité d’un rival se charge de les punir. On m’a raconté l’histoire suivante, dont de sérieux témoins garantissaient l’authenticité. Une jeune chola refusait énergiquement de se livrer. Son poursuivant donna un grand dîner où il convia ses amis et la belle avec ses parens. Les amis se chargeaient de mettre la famille sous la table, et l’un d’eux devait au dessert offrir à la jeune fille un breuvage où se noierait sa vertu. Mais cet échanson la trouvait charmante, et d’une potion il en fit deux. Le repas fut gai. Le père oscilla bientôt entre ses deux voisins, la mère s’assoupit dans son assiette. La fille, elle, ne touchait à son verre que du bout des lèvres, et, inquiète comme une biche qui flaire les chasseurs, ne riait que du bout des dents. Son hôte la couvait déjà de regards victorieux, quand l’ami proposa un toast général et fit passer les verres. La chola vida le sien aux applaudissemens des convives, et l’amphitryon, trop gris pour soupçonner la trahison, lampa triomphalement la médecine. Et tous deux ne tardèrent pas à donner les symptômes du plus bel abrutissement. On étendit les parens quelque part et l’ami coucha son camarade dans un petit lit et la fille dans un grand. Elle n’y gagna rien, hélas ! Mais je laisse à deviner la fureur du trompeur trompé et sa crise de mélancolie quand il reconnut, d’après son propre exemple, que le narcotique choisi par lui était d’une qualité supérieure.


Dimanche soir.

Il y a trois jours, on me présente sur le trottoir un gros homme rougeaud, l’air humble et bon, un compatriote qui dirige, pour le compte de notre agent consulaire, les premiers travaux