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Entre deux danses, un garçon circule avec des verres de Champagne ou de bière ; et tandis que ces dames s’éventent et se reposent, notre guide s’assied près de moi et me dit :

— Vous êtes chez des señoras visitadas, des dames qui reçoivent. Toute autre dénomination ne laisserait point de les froisser. Elles prennent logement et pension chez cette douairière, dont la lampe éclaire les cheveux argentés, et vivent dans une indépendance que ne connaissent pas leurs sœurs d’Europe et des grandes villes. Demain, vous les croiserez au bain, à la musique ; vous les trouverez assises au théâtre, côte à côte avec la femme la plus honnête, et rien, ni dans leur mise, ni dans leurs façons, ne vous permettra de les caractériser. Je ne vous affirme pas que toutes leurs paroles soient pures et qu’il ne tombe jamais un crapaud de leurs lèvres dans leur coupe, mais près d’elles vous ne serez que rarement choqué par un propos cynique. Elles respectent leur extérieur… Si je savais le latin, j’en userais pour vous vanter leur probité, leur dégoût des trahisons mutuelles, et leurs pittoresques raffinemens de conscience, qui, malheureusement, tendent à disparaître…

— Et, lui dis-je, que deviennent-elles ?

— Dans ce peuple de prodigues, vous ne voudriez point les voir donner des leçons d’économie. Elles dépensent tout ce qu’elles gagnent, mais celles qui ne meurent pas à l’hôpital trouvent souvent des maris.

— De vrais maris ?

— Oui : elles sont même assez recherchées dans une certaine classe. Les épouseurs ne craignent pas qu’elles retournent jamais à leurs anciennes amours ; et, puisque vous montez en Bolivie, vous y apprendrez que les cholos ou métis préfèrent infiniment aux vierges sages celles qui ne sont ni l’un ni l’autre. « Trompés pour trompés, disent-ils, nous aimons mieux l’être avant qu’après. » Cette philosophie ne manque point de profondeur.

Quand nous prîmes congé de la dueña de casa, sa nombreuse famille vint nous accompagner jusqu’à la porte. La rue était déserte : nous entendions tout près le mugissement monotone de la mer, que déchirait par intervalles le cri suraigu d’une chanteuse de cueca ou le coup de sifflet d’un policial.

Dimanche soir.

Ce matin, vers neuf heures, grand concours des jeunes mirliflores d’Antofogasta sur le quai de débarquement. Ils sont là une bonne demi-douzaine, guettant l’arrivée d’un paquebot, qui amène une troupe d’opéra-comique. Des canots rament vers le