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ceux qui briguent un titre ou postulent un emploi. Pendant que l’apothicaire débite ses drogues, elle délivre des brevets, des charges, des honneurs. La même personne peut, dans la même boutique, acheter pour cinquante piastres de galons et vingt centavos d’ipéca. Et ne vous figurez pas que ce petit trafic soit un des griefs invoqués contre Cacérès ! Il lui donne au contraire un peu de popularité. On se dit : « Voilà des gens qui ne sont pas fiers et qui ne rougissent pas de gagner leur vie. » Et on les respecte davantage. Le peuple aime beaucoup Mme Cacérès, et s’il lui en préfère une autre, ce ne peut être que Mme Pierola. Aussi vous comprendrez aisément que 500 000 francs bien distribués feraient du Pérou une nation d’intrépides gallophiles. La France obtiendrait toutes les concessions et tous les privilèges qu’il lui plairait ; et je ne suis pas de ceux qui vont répétant que vous ne savez pas coloniser. En quelque endroit que l’Anglais s’implante, on le subit plus qu’on ne l’accepte. Les Allemands ne réussissent qu’à force de plier l’échine. Ils ne colonisent pas : ils creusent des taupinières. Quant aux Yankees, nous ne pouvons les souffrir. Les Français s’établiraient au Pérou, dont ils assureraient la prospérité. Ils s’y enrichiraient, créeraient de merveilleux débouchés pour leurs capitaux, et le gouvernement leur garantirait son appui.

— Vous êtes un utopiste, lui dis-je. Le parti de l’opposition — et vous admettrez bien qu’il resterait quelques indisciplinés sous votre nouveau régime — aspirerait à jouir aussi des lumières de la République française, et n’attendrait point l’expiration des pouvoirs pour courir au vote avec des casques au lieu d’urnes et des cartouches en guise de bulletins. Une révolution éclaterait : la banque nationale saute, les industries s’écroulent et les insurgés vainqueurs, assis autour du tapis vert, prient la France d’éclairer derechef. Il faudrait faire descendre de nouvelles langues de feu sur ces bons apôtres.

— Non, monsieur ! s’écria l’ex-ministre péruvien. Si les mutins menacent l’ordre, deux cuirassés français dans la rade de Callao les mettent à la raison ; et, fort de leur présence, le gouvernement ne se laisse point escamoter son autorité. Il aurait pour lui tous les honnêtes gens et le peuple qui ne serait point fâché qu’on le massacrât moins souvent. On a beau ne pas redouter la mort : on aime mieux mourir dans son lit que de vider ses entrailles dans un ruisseau.

— Mais les mauvais esprits ne s’indigneraient-ils point que l’étranger les empêchât de former leurs bataillons ? Ils crieraient bien vite à l’indépendance étouffée. On prêcherait une croisade contre les oppresseurs…