Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

négliger non plus la Thrace et ces contrées hyperboréennes, moins barbares qu’on ne se le figure, leurs monumens archéologiques nous le prouvent chaque jour, et qui ont exercé sur la civilisation hellénique une influence plus considérable peut-être qu’on n’est généralement porté à l’admettre. Les dieux de la Grèce ont un caractère de complexité qu’attestent ces doubles noms, comme Phoibos-Apollo, Pallas-Athènè, qui sont presque toujours l’indice de la fusion de deux divinités en une ; mais, plus nous allons, et plus nous trouvons que la part de la Phénicie a été capitale dans cette constitution du panthéon hellénique.

Certaines divinités même, qui paraissent purement helléniques, recouvrent souvent une divinité plus ancienne qu’elles ont absorbée. Poséidon avait à Mantinée, comme Zeus, comme Déméter, une enceinte sacrée où il était interdit de pénétrer. Si son nom n’a rien d’oriental, il est accompagné d’une épithète qui pourrait bien nous cacher le nom véritable du Poséidon de Mantinée ; on l’appelait Damaios, ce que les Grecs expliquaient en disant qu’il est le dompteur des chevaux : mais quand on connaît la manière dont se transforment les noms divins en passant d’une langue dans une autre, il est permis de se demander si le nom du dieu, en passant en grec, ne s’est pas transformé en un surnom, et si le Poséidon Damaios ne nous cache pas ce dieu Dôm ou Dâm, que nous rencontrons à plusieurs reprises sur les inscriptions phéniciennes ?

A Athènes, il y avait un temple « Dêmou kai charitôn ». Ce Démos ne saurait être le peuple personnifié, il n’aurait rien à faire avec les trois Grâces. Qui sait si nous n’aurions pas là le dieu Dâm associé à la triple déesse ? Ainsi s’expliquerait le surnom de Damia que portait Déméter à Trézène, à Epidaure, à Égine ; elle est avec Dâm dans le même rapport que la Baalat avec Baal : elle est aussi Pandêmos, c’est-à-dire Penê-Dâm, « la face de Dâm », de même qu’à Carthage la grande vierge céleste est Penê-Baal, « la face de Baal. » Et qui sait si le nom même de Déméter n’est pas une grécisation de son nom primitif, qu’il soit formé de l’accouplement de Dâm et d’Hathor, ou qu’il soit une simple altération du nom de Dâmat, l’épouse divine de Dâm.

Ainsi donc, une déesse, adorée sous un triple aspect, céleste, terrestre, infernal, et qui, sous chacun de ces aspects, est l’épouse d’un dieu du ciel, de la terre et des enfers, voilà la donnée fondamentale des plus anciens cultes de la Grèce. Mais, dans tous ces vieux sanctuaires que nous avons eu l’occasion d’étudier, l’image de la déesse n’est pas seule à côté de celle du dieu son époux. Presque toujours le couple divin est associé à une troisième divinité qui forme avec lui une véritable trinité.