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nouveau sous le soleil. » Rien ne lui paraissait plus contraire à la vérité. C’est, disait-il, la plainte d’un blasé, qui ne peut pas découvrir des jouissances nouvelles, puisqu’il ne peut plus jouir de rien. « La pénurie dont il gémit comme étant inséparable de la condition humaine n’est pas objective, dans son cas ; elle est subjective… Ce n’est pas le prenable qui est en défaut ; c’est le prenant… La vérité est qu’il n’y a rien de vieux sous le soleil. » De même qu’il n’existe pas deux feuilles pareilles dans toute la terre, il n’existe pas non plus deux actions humaines parfaitement semblables, deux sentimens tout à fait identiques. Objets matériels ou passions, événemens ou esprits sont « individualisés » à l’infini par la nature, au moyen d’un fonds inépuisable de variantes, de détails ajoutés ou supprimés, de circonstances extérieures, de nuances dans les idées et les impressions, qui lui permettent de ne jamais se répéter. « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil » est un de ces lieux communs faux et menteurs qui courent le monde parce que personne ne prend la peine de les considérer et de les réfuter[1]. »

A partir de 1845, Quincey entremêla ses articles de fragmens singuliers et quelquefois admirables, qu’il avait annoncés sous ce titre général : Suspiria de profundis : suite aux Confessions d’un mangeur d’opium anglais. C’est là qu’il faut chercher ses chefs-d’œuvre ; mais les Suspiria de profundis sont liés trop intimement à sa vie intérieure pour pouvoir se séparer de sa biographie.


III

Le succès ne lui avait pas tourné la tête. Plus timide et plus nerveux que jamais, Quincey se cachait du monde et de ses meilleurs amis dans les garnis de Londres ou d’Edimbourg ; il fallait quelquefois de longues recherches et beaucoup de sagacité pour retrouver sa trace. Il donnait pour excuse de ses allures mystérieuses qu’il était perpétuellement pourchassé par des créanciers, et il y avait là-dedans une part de vérité. Quincey était voué à la misère, et il n’aurait pas eu huit enfans qu’il n’en aurait été ni plus ni moins. Il était pauvre par des raisons « subjectives », comme l’auteur de l’Ecclésiaste était pessimiste. La paralysie de la volonté en avait fait dans la vie pratique un tout petit enfant, incapable de l’acte le plus simple. Il en était venu à ne pas savoir payer une note, même quand il avait l’argent. A sa mort, on trouva dans ses papiers une collection de factures qu’il avait cachées pour n’y plus penser. C’était sa manière de régler les

  1. Œuvres complètes : Charlemagne (1832), et passim.