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fameux Wordsworth (à cette époque, il était devenu fameux) vieillit mal ; il devient rougeaud. Il a des jambes — quelles jambes ! bonnes, mais pas ornementales ; c’est l’avis unanime des femmes. Et son dos ! Tout rond ! Quand on le voit par derrière, ça lui donne un air mesquin[1]. Ce que j’en dis est pour l’amour de la vérité, car je tiens en profond mépris, depuis ma plus tendre enfance, depuis que j’ai le sentiment de la vraie dignité humaine, cette passion de savoir comment les gens sont faits qu’on remarque chez tant de grandes personnes, — chez Coleridge et Wordsworth sans aller plus loin. Que me font, à moi, les jambes d’un homme[2] ? Il n’y a que son cœur et son esprit qui comptent, et ni l’un ni l’autre ne sont aimables chez Wordsworth. Il est insociable et égoïste. Il a mauvais caractère, et son arrogance ne permet pas d’entretenir avec lui des relations agréables. Croirait-on qu’il a la prétention de monopoliser les impressions sur les beautés de la nature ? Quand on essaie de placer son mot, il a une manière de ne pas écouter qui est positivement insultante[3]. Je ne me serais pourtant pas brouillé avec lui, malgré tout, sans sa femme. Elle est trop bête. Ma cuisinière avait fait des commérages, avait été malhonnête, soi-disant par mon ordre. Devait-on la croire, me connaissant ? On la crut, et ce fut le commencement de la brouille ; mais on ne l’aurait pas crue qu’il en eût été exactement de même : on ne peut pas vivre avec Wordsworth. Sa sœur était une charmante personne, qui m’a rendu beaucoup de services. Il est dommage qu’elle soit devenue folle. — Ce que je viens de vous conter vous a peut-être étonnés ? On a tant poétisé l’histoire des lakistes vivant harmonieusement en face de la nature… La vérité vraie, c’est qu’ils étaient tous mal ensemble. » — Quelques lecteurs conclurent de ces articles que Thomas de Quincey était méchant. « Petit misérable ! criait Southey. Il faut le cravacher. » Southey avait tort. Quincey n’était pas méchant. Il n’était qu’intempérant dans son langage, trop communicatif à ses heures et volens nolens, comme les ivrognes du vin ; il disait alors tout haut ce que beaucoup de braves gens, qui ne se croient pas féroces pour cela, pensent tout bas de leurs meilleurs amis.

En tout cas, ses confidences sur le caractère ou les jambes de ses anciens dieux ne l’entraînèrent jamais à se montrer ingrat envers leur génie. Ce n’est pas ici le lieu de refaire l’histoire de l’école romantique anglaise. Il suffira de dire qu’elle a été la

  1. Œuvres complètes : The lake poets : William Wordsworth (1839). — William Wordsworth and Robert Southey (183 ! )). — Southey, Wordsworth and Coleridge (1839).
  2. Id. : Professor Wilson (1829).
  3. Id. : Gradual estrangement from Wordsworth (1840).