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Racine ont été un fléau littéraire. En tout pays, on devrait être reconnaissant aux jeunes iconoclastes qui travaillent à briser les vieux moules, sans se soucier des quolibets de la foule : ils représentent la vie, ils sont la vie. Peu importe qu’ils soient destinés ou non à créer le nouveau moule qui s’imposera à son tour à l’admiration de cette même foule. Si ce n’est pas eux, ce sera un autre, un homme de génie à peine né peut-être, ou encore à naître, qui trouvera le terrain déblayé et les bénira de lui avoir épargné une besogne ingrate.

L’amitié n’entrait pour rien dans l’admiration que les poésies de Wordsworth et de Coleridge inspirèrent toujours à Quincey. L’idylle des lacs, entre hommes de génie, avait vécu ce que vivent les idylles. On s’en aperçut de reste à la mort de Coleridge. Six semaines après[1], sa vie intime était étalée au grand jour dans une série d’articles plus spirituels que charitables. On y voyait Coleridge dans son ménage, se disputant avec sa femme ; Coleridge prenant un individu à gages pour l’empêcher de force d’entrer chez le marchand d’opium, et passant sur le corps de son homme ; Coleridge annonçant une conférence, et les belles dames s’en retournant bredouille après l’avoir attendu plus d’une heure ; Coleridge réussissant à se réveiller pour sa conférence, et se rendormant sur l’estrade ; Coleridge se levant le soir et apparaissant en bonnet de nuit, avec plusieurs étages de mouchoirs par-dessus son bonnet ; Coleridge se mettant en traitement chez un médecin et le convertissant à l’opium[2] ; Coleridge ravagé, avili, comme Quincey lui-même et par la même cause ; ayant comme lui le sens moral intact[3] et la volonté paralysée ; devenu comme lui l’écrivain des digressions et des « passages isolés[4] », faute de pouvoir suivre une idée ; comme lui débraillé, désordonné, décousu, burlesque à la fois et-tragique : au demeurant, le dernier homme du monde pour lequel Thomas de Quincey aurait eu le droit d’être sévère, et les articles étaient signés : le Mangeur d’opium anglais.

Quatre ans après, ce fut le tour de Wordsworth, qui n’était pas mort et prit très mal la chose. On a beau être un vertueux père de famille, il n’est jamais agréable, surtout pour un poète, qu’un critique célèbre vienne dire au public à peu près ceci : « Le

  1. Coleridge est mort le 25 juillet 1834. Les articles intitulés Samuel Taylor Coleridge, par le Mangeur d’opium anglais, ont commencé à paraître au mois de septembre suivant.
  2. Ce dernier détail se trouve dans un article postérieur : Coleridge and opium-eating (1845).
  3. Lettre de Coleridge à son médecin.
  4. Coleridge, par H. D. Traill (Londres, Macmillan).