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« Caliban ivre, écrivait-il, ne s’est jamais donné une idole plus débile et plus creuse que l’Allemagne moderne en la personne de Goethe. » La réputation « extravagante » de ce faux grand homme est un bel exemple de ce qu’on obtient avec le « puffisme », en ne craignant pas de frapper fort. Wilhelm Meister est une « abomination », l’un des romans les plus « répugnans » et les plus « ennuyeux » que l’on puisse lire. Hermann et Dorothée amuse les bonnes gens qui n’ont pas beaucoup de littérature. Personne n’a jamais compris un mot à Faust, ni à divers autres écrits que l’auteur avait faits à dessein inintelligibles, afin de susciter entre les critiques allemands des polémiques profitables à sa réputation. Il les aurait mis d’accord en deux mots, si le sens de ce qu’il avait dit avait eu la moindre valeur à ses propres yeux ; mais il jugeait de bonne politique d’entretenir la querelle, car il était important que son nom continuât d’agiter le monde, et parfaitement indifférent qu’on se méprît ou non sur sa pensée. » Du reste, l’idole branlait déjà sur sa base ; Quincey ne lui en donnait pas « pour deux générations » avant de s’écrouler, les défis au « bon sens » ne pouvant jamais se prolonger longtemps[1].

Il concentrait toutes ses sympathies sur la littérature anglaise, qu’il aimait avec passion dans ses manifestations les plus diverses, et sans craindre les innovations, ainsi qu’on l’a vu à propos de Wordsworth et de Coleridge. Pendant toute sa jeunesse, les lakistes avaient été vilipendés en Angleterre, beaucoup plus violemment que ne l’ont jamais été chez nous les décadens ou les symbolistes. En dehors d’une très petite église, on ne daignait connaître Wordsworth et Coleridge que pour « les piétiner, leur cracher dessus. Il n’y avait jamais eu d’exemple d’hommes tenus pour aussi abjects par l’opinion publique ; il n’y en a jamais eu depuis et il n’y en aura jamais… Ils étaient les parias de la littérature[2]. » Quincey, qui professait un véritable culte pour Milton et qui proclamait la Dunciade « immortelle[3] », — Quincey fut néanmoins l’un des premiers fidèles, et des plus fervens, de la chapelle lakiste. Bien qu’il ne le dise nulle part, il était de ceux qui pensent que l’art doit se transformer sans cesse, sous peine d’être mort, ce qui est le seul vrai malheur. Un art quelconque ne peut pas plus s’arrêter au point de la perfection qu’à tout autre ; la tragédie de Racine était parfaite, et les imitateurs de

  1. Goethe as reflected in his novel of Wilhelm Meister (1824). Cet article avait été écrit à l’occasion de la traduction de Wilhelm Meister, par Carlyle. Quincey y attaquait aussi très violemment le traducteur et sa préface. — V. Gœthe (1835).
  2. Recollections of Charles Lamb.
  3. Note sur Pope. Sans date, mais postérieure, selon toute vraisemblance, à 1830.