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Thomas de Quincey, de l’état de leurs digestions. En 1821, il y avait encore de l’inattendu dans le passage des Confessions d’un mangeur d’opium, pour n’en citer qu’un, où passe un souffle de M. Purgon et où la question « digestion » est traitée en détail, au point de vue des gens de lettres en général et de Thomas de Quincey en particulier. Moins ingénu, ce dernier aurait pu se douter, à un dîner donné en son honneur par le London Magazine, de l’amusement causé au public par certains de ses épanche mens. Il remarqua que tous les regards se fixaient sur lui, que tous les yeux riaient et que certains d’entre eux étaient évidemment « pleins de malice[1] » ; mais il ne fit aucun rapprochement entre cette circonstance, qui le choqua beaucoup, et le contenu de ses Confessions.

Son succès n’en souffrit pas, au contraire, et Quincey fut dès lors recherché des directeurs de revues. Le charme était suffisamment rompu pour qu’il pût être un collaborateur fécond, bien que toujours irrégulier. Malgré des périodes de stérilité dues à ses rechutes (une année entière en 1822), la collection de ses œuvres choisies forme aujourd’hui quatorze volumes, contenant plus de cent essais extrêmement variés de ton et de sujet, quelques fantaisies poétiques et beaucoup de souvenirs personnels. Des livres aussi morcelés s’analysent difficilement, en tout état de cause. Il n’y faut même pas songer avec Quincey, qui demeura en littérature l’homme aux « efforts spasmodiques et irréguliers », condamné aux digressions à perpétuité. Les idées ne lui manquent pas, et il y en a beaucoup d’ingénieuses, il y en a quelques-unes de vraiment originales ; mais son intelligence est, pour ainsi parler, pleine de trous, à travers lesquels les idées coulent sans qu’il puisse les retenir. C’est une vraie passoire, d’où il sort parfois des articles sans queue ni tête, par exemple l’article sur Sir William Hamilton, où Quincey parle de tout excepté de son sujet : de l’influence des chemins de fer sur l’argot, de la supériorité de Milton sur Homère, de l’admiration « bestiale » des anciens Grecs pour les exercices athlétiques, du caractère destructif des doctrines de Kant, etc., etc. Il n’y a que de son héros qu’il ne nous parle point. Quelques lignes nous apprennent où il l’avait rencontré et connu ; mais nous n’avons pas une ligne, pas un mot, sur les travaux philosophiques de William Hamilton, et cet article n’est pas unique en son genre dans la collection. Que serait-ce si Quincey ne s’était revu et refondu avec beaucoup de soin sur ses vieux jours, après avoir fait sa paix avec l’opium ?

  1. London Reminiscences.