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médecin qu’on empêchait de se faire une injection « fut pris d’un véritable accès de manie furieuse. » Les accès se renouvelèrent et il en mourut. Des femmes du monde à court d’argent ont volé pour acheter de la morphine. Des hommes qu’on aurait crus fiers se sont prosternés « en vrais supplians » devant leur médecin, pour obtenir du poison. La science a fait à ces malheureux, aux impulsions sauvages et irrésistibles, l’aumône honteuse de la « responsabilité atténuée », leur signifiant par-là qu’ils avaient perdu jusqu’aux derniers restes de leur dignité d’homme. « Quand le délit, écrit le docteur Pichon, a été commis dans le dessein immédiat de se procurer de la morphine, l’accusé doit être exonéré. La souffrance est trop forte ; on ne peut pas y résister. On ne parvient à se guérir que par une diminution lente et méthodique de la dose, et à travers de telles angoisses, que bien peu vont jusqu’au bout s’ils ne sont en pouvoir de médecin, dans un hospice ou un asile[1]. »

La domination de l’opium est peut-être plus terrible encore. Lui aussi, il est un tyran impitoyable, acharné à faire souffrir qui essaie de lui échapper. La lutte que nous allons raconter est véritablement effroyable.


I

Le jour où Thomas de Quincey, acculé au suicide ou à la folie, se résolut sous l’aiguillon de la terreur à l’effort qu’il avait refusé à des motifs plus nobles, il connut l’étendue de son malheur et le poids de ses chaînes. Il eut beau procéder par degrés, il endura des tortures qui le précipitèrent de rechute au rechute. Sa bouche se remplissait d’ulcères et d’enflures. Chaque respiration lui coûtait une nausée. Il éprouvait des douleurs atroces à l’estomac. Une surexcitation violente ne lui permettait point de fermer l’œil, ni de tenir en place. Il lui arrivait alors de se jeter comme un fou sur son flacon de laudanum et de boire à longs traits : « Ne me demandez pas combien. Dites, vous, les plus sévères, qu’auriez-vous fait à ma place ? Je recommençais à m’abstenir ; j’en reprenais ; je recommençais, et ainsi de suite[2]. »

Il sentait le joug de la « noire idole » s’appesantir à chaque rechute. La troisième fut suivie de « phénomènes nouveaux et monstrueux » sur lesquels il ne s’explique pas davantage, et qui eurent l’heureux effet d’aiguiser ses terreurs : « Quand il me fut impossible de me dissimuler que ces effroyables symptômes

  1. V. le Morphinisme, par le Dr Pichon.
  2. Lettre au London Magazine du mois de décembre 1821.