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s’ensuivra. C’est, en même temps qu’une apologie de la cherté de la vie, une application directe de la théorie quantitative de la monnaie, qui prétend que les prix des marchandises varient en raison de la masse monétaire existant dans le pays. Cette théorie ne pourrait se défendre que si d’une part la vie économique d’une nation était strictement renfermée dans ses frontières, sans qu’elle eût aucune communication avec le dehors, et qu’ensuite il fût exact de dire que chaque transaction se règle effectivement et matériellement au moyen d’espèces. Or la première hypothèse est absurde, en particulier lorsqu’il s’agit des Etats-Unis et de la fin du XIXe siècle. Il n’est pas possible de considérer un pays isolément des autres : ce sont des vases communicans, et l’effet de l’action exercée sur l’un d’eux se répartit sur l’ensemble.

La seconde assertion est journellement démentie par les progrès mêmes de l’organisation économique moderne, grâce à laquelle des affaires de plus en plus nombreuses et de plus en plus considérables se font avec un moindre stock métallique, représenté lui-même par des instrumens d’échange et de paiement de plus en plus perfectionnés. M. Atkinson calcule que les seules transactions internes des Etats-Unis s’élèvent quotidiennement à cent millions de dollars. Acceptons ce chiffre, qui nous paraît faible : il démontre déjà que la plupart d’entre elles se règlent autrement qu’en numéraire ; nous employons ici le mot dans son sens le plus large, en y comprenant le métal et le papier. Car si nous évaluons ce total des monnaies et des billets des Etats-Unis à un milliard de dollars, cent millions en représenteraient le dixième. Il est certain que cette proportion du stock monétaire n’est pas mise chaque jour en circulation et matériellement remuée dans le pays. Si même les Etats-Unis étaient isolés du reste du monde, ils ne doubleraient pas les prix de leur stock de marchandises en doublant leur masse monétaire circulante, parce que ce qui en existe sert déjà de véhicule à des transactions multipliées à l’infini.

Mais peu importe ! Admettons que toutes les promesses des argentistes se réalisent et que les prix de toute chose doublent, jusqu’aux salaires eux-mêmes, bien plus lents cependant à se mouvoir que le reste, ainsi que le prouve une expérience séculaire. Il va falloir nous démontrer que cette augmentation générale des prix est un bienfait. A première vue la proposition paraît singulière, lorsqu’on songe que l’effort des philanthropes et des hommes d’État dignes de ce nom ne cesse de tendre à procurer au peuple le plus de choses au meilleur marché possible. Les Américains seront-ils alors plus heureux ? Si l’ouvrier reçoit six dollars par jour au lieu de trois, mais que son pain, sa viande, son vêtement, son