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persévérante, courageuse, la foi en Dieu et en soi-même.

Ayez cette grande volonté, ayez-la avec suite, et vous n’aurez pas à faire signe, comme là-bas le naufragé de la Méduse. L’avenir, celui qui se fait jour par jour, vous appartiendra, il sera ce que vous l’aurez fait vous-mêmes.

Il y faudra sans doute quelque effort. Que le grand artiste malheureux vous serve pour la vie de leçon. Ne cédez pas comme lui au découragement. Descendez, plus avant qu’il ne le fit, au monde souterrain, pénétrez, parcourez l’immensité des profondeurs sociales, au lieu de vous tenir à la surface et de vous asseoir pour mourir.

« La terre est sèche et froide », dites-vous. Peut-être, à la première couche où vous marchez. Mais pourquoi vous y arrêter ? Que n’expérimentez-vous la chaleur de l’abîme inconnu ? Si, en y plongeant, vous vous sentiez tout à coup descendu de l’hiver dans l’été !…

La chose difficile, je le sais bien, c’est que, pour enfanter, il faut une double condition : être à la fois solitaire et sociable. Solitaire pour concentrer la sève, couver les germes ; sociable pour les rendre féconds.

Ces deux conditions sont étroitement liées. Les forts entre les forts que je vous ai cités, ont eu ces deux puissances : leur solitude fut sociable, et, dans une société serrée, même écrasante, leur force les maintint solitaires. Ils créèrent dans la foule, avec elle, malgré elle, se servant de l’obstacle même.

Cet heureux don manqua également à Géricault. Il ne sut pas unir ces deux choses. Génie austère, mais tendre, trop sensible à la société, il n’en supporta pas l’indifférence. Il s’attrista des sécheresses d’un monde qui passait, et ne sentit pas qu’en lui, il en portait un autre qui n’eût jamais passé.

Ce que la France garde de lui en témoigne. Une œuvre qui, sous des apparences de mort, n’éveille, dans l’âme de celui qui sait la bien voir, que des idées de résurrection, cette œuvre est, en réalité, une œuvre de vie puissante, de durée égale au sentiment qui l’a inspirée, c’est-à-dire impérissable.

Ce sentiment fut un violent amour de la Patrie…

Voilà pourquoi j’ai trouvé utile et bon de m’y arrêter avec vous longuement.


JULES MICHELET.