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sans crainte d’être taxé de pédanterie, t’engager à ne pas perdre un seul des instans que ta bonne santé te permet d’y employer. Ta jeunesse aussi se passera, mon jeune ami… »

Il mourait, et sentait qu’il était à sa première époque, à son âge héroïque, de volonté, d’effort. La grâce lui était inaccessible encore, le charme féminin, le mouvement, le sourire de l’enfant, il le cherchait en vain. Souvent il lui arrivait de dire avec mélancolie : « J’ai voulu faire une femme, et il se trouve que j’ai fait un lion. »

Mort trop jeune, il ne fut qu’un héros dans l’art ; il ne put atteindre la grâce, la bienheureuse époque où se sont reposés les maîtres.

Regardez encore ce masque tragique… il dit bien le point où il en est resté. L’artiste et la nature sont en présence, comme chez Dante : le serpent et l’homme s’absorbant tour à tour.

La grâce, pourtant, rayonnait dans toute sa personne, dans ses grands yeux profonds ; elle était aussi dans son cœur, et, comme peintre, il l’aurait atteinte.

Que ne s’obstinait-il à vivre, espérer, croire, aimer ? Il devait, au lieu de mourir, augmenter, étendre la vie, ne pas rester à la surface terne et froide qu’il rencontrait en haut de la société, mais descendre dans les foules. La France d’alors, encore toute frémissante de ses batailles, plus sensible après ses malheurs, trempée de larmes héroïques, eût réchauffé son grand artiste.

Le Corrège des souffrances, celui qui dira sur la toile les frémissemens nerveux de la douleur, le grand maître de la Pitié, qui d’un invincible génie, brisera l’égoïsme, fondra le cœur de l’homme, n’est pas venu encore.

La foule, tous les mystères des grandes masses humaines, la fantasmagorie des sombres ateliers, le remuement des armées, le bruit visible de l’émeute, qui peindra tout cela ?

Le tort de Géricault, ce fut d’en rester à cette horrible saignée de deux millions d’hommes. Il ne vit de la France que sa pâleur cadavérique ; il pleura sur elle, comme les saintes femmes au tombeau du Christ, sans pressentir, lui non plus, qu’elle n’y resterait pas.

Il ne se douta pas, encore, qu’une grande carrière l’attendait… Ah ! s’il eût vécu, si seulement la mort lui eût accordé ce court répit que demandait à Dieu Ezéchiel, nous aurions certainement, aujourd’hui, en face de la scène funèbre du radeau de la Méduse, quelque œuvre admirable de ferme foi et d’invincible espérance. Il était né pour être l’interprète, l’organe d’une société libre, et, pour risquer ce mot, le premier magistrat, dont chaque tableau eût été un héroïque enseignement.