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guette, nous attire, voudrait nous reprendre à elle. Il eût fallu un tempérament moins puissant, pour savoir se défendre de la double prise qu’elle a sur nous, pouvant nous absorber à la fois, par la contemplation, et par la jouissance et le mélange.

Personne n’était là pour l’avertir ! à part cet ami qui ne pouvait le voir que les dimanches, étant très occupé ; il était seul, sans famille, sans assistance pour le fortifier contre lui-même.

Les encouragemens aussi lui manquèrent. Et l’artiste en a si grand besoin dans les heures d’anxiété où il doute de lui-même ! La complète solitude n’est bonne que dans la période d’incubation d’une idée, d’un projet. Celui-ci prenant mille formes pendant ce travail de gestation, l’artiste, en réalité, n’est pas seul, mais en nombreuse compagnie.

Il n’en est plus de même, quand l’idée réalisée se sépare de lui, devient création indépendante de son auteur.

Qui est sûr, alors, d’avoir réussi ?

Un confident qui eût écouté Géricault parlant de ses doutes… un intérieur fait de tendresse, d’émulation, à ces momens difficiles que nous connaissons tous… cela l’eût remis en train de produire, et nous eût valu quelque œuvre immortelle.

Il aimait le plaisir comme Bichat, auquel il ressemblait de figure. Mais, dans les moins nobles jouissances où le jeta sa vie isolée, il conservait quelque chose du sentiment de l’amour.

S’il se trouvait mal de ses relations avec ses trop éphémères maîtresses, il rougissait, disait : « Comment vouliez-vous que j’eusse le courage de dégrader, par des défiances, une si belle créature ! »

Sa récompense fut d’être aimé par les moins fidèles. M. Belloc qui a hérité de l’un de ses garde-main, et qui sait tant de choses intéressantes de sa vie intime, ajoutait, après m’avoir raconté ce trait de noble délicatesse : « Mourant, il eut cette consolation d’être soigné par quatre jeunes filles, qui, toutes jalouses de lui, ne s’étaient pas moins réunies pour essayer de lui adoucir les dernières souffrances, de l’égayer de leur sourire, de l’endormir les yeux pleins de la douce et charmante vision de leur jeunesse, de leur amitié. »

Hélas ! la mort, qu’il avait appelée, fut pour lui lente et cruelle, lui donnant le temps de savourer toute l’amertume d’un destin inachevé. Chose dure ! ce fut dans l’impuissance du malade, lorsqu’il ne peignit plus, qu’il sentit l’immensité de ce qu’il aurait fait et ne pouvait plus faire.

L’infini du regret éclate dans la lettre mélancolique qu’il écrit au peintre Colin, aux dernières lignes surtout : «… Je t’envie tellement la faculté de travailler, de peindre, que je puis,