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parfaitement nerveux, ayant tant sué, le bras mince en comparaison de la cuisse, — partie inactive du cavalier, — mais ce bras doit imprimer, une rotation vive et brève au petit sabre courbe.

Il se tourne vers nous… Est-ce un adieu ? Il sait qu’il ne reviendra pas. Cette fois, il part pour mourir… Pourquoi pas ? Ni ostentation, ni résignation ; c’est tout bonnement un homme ferme et de bronze, comme s’il était mort déjà plusieurs fois.

Au fond tourbillonne la tempête de la guerre. A gauche, de noirs profils de chevaux, les naseaux rougis… A droite, un volcan d’artillerie, des batteries foudroyées…

Et pourtant, sous cette destruction fleurit la nature ; la terre est verte et belle. D’un pauvre petit ruisseau auquel on a tant puisé, tant bu, qu’il en est presque tari, reste encore une flaque sur laquelle l’herbe pousse drue, vigoureuse. Tout avertit que sans la fumée de la poudre, nous verrions peut-être un beau ciel, car il y a une terre et un ciel encore.

Le second tableau ouvre l’ère des défaites. Vient-il les annoncer ce Cuirassier grandiose, qui a tant de peine à retenir sa monture sur la pente où tout à l’heure va s’abîmer l’Empire ?

On voit que la chute, la déroute, le soldat, le peuple, ont touché bien autrement le cœur de l’artiste-historien, que l’officier des guides, le terrible cavalier, le brillant capitaine, séché, tanné, bronzé.

Ici, il fait comme l’épitaphe du soldat de 1814. Ce bon géant si pale, géant de taille, et pourtant si homme et si touchant ! Un soldat, mais un homme encore ; la guerre, on le sent bien, ne l’a pas endurci. Blessé, démonté, il concentre en vain ce qui lui reste de force, et se raidit, pour arrêter son coursier colossal sur la descente rapide, glissante… Il n’échappera pas…

Derrière plane un noir tourbillon d’hiver et de Russie, l’ombre du soir et de la mort ; il n’y aura pas de matin…

Tout le reste semble un paysage de France, la terre de la patrie… Il y revient, après le tour du globe ; il y rentre… pour mourir.

Mais nous voici au dernier acte de la tragédie sanglante. C’est la fin de la fin pour l’empire ; on le dirait, même pour la France… C’est elle, c’est la société tout entière du siècle, que Géricault embarque avec lui.

Rien d’une improvisation fantaisiste. Le radeau qui l’emporte vers l’infini de la grande mer où elle va s’engloutir, est bien un véritable radeau. Il l’a fait construire en bois, selon les règles, pour qu’il puisse naviguer. Et, tous ces morts qui le couvrent, sont aussi, pour la plupart, de réels portraits.