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reste. Et tels ils sont restés dans la mort même. Le beau, le noble masque, si fier et si triste, retient encore cette douceur, sauf l’âpreté artistique et l’ardeur de l’œil qui happait et gardait la forme. Tous ces bons témoignages ne trompent pas. Il était, en réalité, plein de bienveillance, toujours prêt à rendre service, à soutenir, encourager, aider de ses conseils ou de son argent, quoiqu’il fût bien pauvre lui-même. Souvent il l’était jusqu’à la détresse. À ces heures cruelles, où tout manquait, l’inquiétude poignante lui arrachait parfois ce cri : « Ah ! si seulement je pouvais vendre pour cent sols ! » C’était toute sa plainte. Ce qui l’honore, c’est que dans le pire dénûment, il ne perdit jamais le respect de son art. Aucune hâte. Son atelier touchait celui d’un grand faiseur qui se vantait d’expédier un portrait de maître en deux jours.

Géricault disait de cette production à la vapeur : « Il est certain qu’il a toujours fini avant que je n’aie commencé. »

Nulle autre critique ; et nulle envie de ses succès rémunérateurs. Sa grande âme planait si haut, qu’elle semblait déjà vivre dans l’éternité.

J’aimais à faire causer celle qui parlait si bien de lui, — Mlle de Montgolfier, — à réveiller ses souvenirs.

Un soir que nous étions assis au coin du feu, dans mon cabinet de travail, elle me raconta l’occasion de leur première rencontre.

« C’était en 1816 ; j’allais à peu près tous les jours à Trianon, avec mon amie, M"18 Belloc, peindre l’Arcadie du Poussin. Par une belle après-midi d’automne, il entra dans notre galerie, accompagné de M. Paulin Guérin. Très animé, il lui narrait son indignation lorsque, à l’entrée des alliés, il avait vu le faible, l’élégant Canova, sculpteur des rois et de l’aristocratie, emballer pour eux nos chefs-d’œuvre du Louvre.

« — Je me suis tenu tout le temps dans la cour, disait-il, d’une voix étranglée par l’émotion, pour les voir partir et les pleurer un à un.

« Ce récit douloureux, était de plus plein de grâce. Il nous fut impossible d’y rester étrangères, — sans paroles toutefois. Mais nos yeux humides parlaient et lui disaient toutes nos sympathies. Il s’en autorisa pour revenir.

« Nous étions là seules et jeunes toutes deux, avec la crainte du qu’en-dira-t-on ? Lui n’y songeait guère. Il frappait si gentiment à la porte-croisée qu’il fallait bien lui ouvrir. Il souriait d’un si bon sourire, que toute prudence était oubliée.

« En venant, il remplissait ses poches de marrons d’Inde tombés dans le parc, et tout en causant, il les taillait à ravir,