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de « sainte » par son bâtard. Ils ne savent guère résister au plaisir de rémunérer la vertu, et de la rémunérer en argent monnayé, de la faire millionnaire au dénouement, comme s’ils étaient ou nous croyaient incapables de l’aimer toute nue (le Duc Job est un témoignage presque ignominieux de cette faiblesse d’esprit) : en sorte que, voyant la vertu si infailliblement rentée tôt ou tard, nous ne savons plus bien si elle est la vertu. Et naturellement, leurs prédications en sont un peu affaiblies… Ils s’imaginent enfin que, neuf fois sur dix, un financier véreux est un homme qui, après trente ans d’improbité confortable, assise, honorée, se dépouillera pour obéir aux remontrances d’un fils ou d’une fille en qui tout à coup, malgré l’abrutissement de la « fête », — ou malgré l’habitude de la richesse et la pression de la morale courante, — la voix toute pure de l’ « impératif catégorique » se mettra à crier éperdument.

C’est d’une illusion optimiste de ce genre que Feuillet me paraît avoir été la dupe dans Montjoye.

Non-seulement, comme tout le monde l’a remarqué, Montjoye, cette homme si fort, semble préparer et disposer lui-même les circonstances qui dévoileront, aux êtres vertueux dont il est si miraculeusement entouré, le crime qu’il a dans son passé et qui est, à vrai dire, son seul acte d’homme fort ; mais la constitution même du personnage implique, comme on dit, contradiction. Car ces maladresses, il ne les commet, précisément, que parce qu’il n’a pas cessé de reconnaître, dans le fond de son cœur, cette morale universelle en dehors de laquelle il prétend s’être placé. Notez qu’à la fin du drame sa situation extérieure est fort bonne ; il réussit dans les choses qui devraient seules lui importer s’il était vraiment « fort » ; il est nommé député, et se trouve donc en passe de dominer les hommes autrement encore que par l’argent. Il pourrait sans doute, quoique homme fort par définition, souffrir d’être abandonné et condamné par ses enfans, car un homme fort peut être, après tout, un père aimant. Mais Montjoye fait beaucoup plus : il se repent, il adore ce qu’il avait renié, il se range soudainement aux croyances morales de sa fille : et c’est ce qu’un homme fort ne ferait point.

L’homme fort, c’est-à-dire, pour parler comme Dumas, l’homme « opéré du sens moral », doué d’une volonté énergique et résolu à tirer de la vie, sans scrupules, toute la somme de jouissance (volupté, domination sous ses diverses formes) accommodée à son tempérament particulier, n’est nullement un mythe. Il a toujours existé. C’est don Juan, « le grand seigneur méchant homme », c’est, si l’on veut, Napoléon ; c’est Julien Sorel ; c’est Nucingen ; c’est Vautrin lui-même, et c’est aussi maître Guérin, et c’est encore, autour de nous, tel industriel devenu obscurément cent fois millionnaire par l’exploitation des faibles et les spéculations scélérates. Cette espèce d’homme a trouvé,