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paraît avoir conservé jusqu’à sa mort toute sa belle humeur ; cet agréable vieillard, ce philosophe enjoué se plaisait, comme Nestor, à raconter des histoires et prodiguait à la jeunesse les conseils de sa vieille expérience. Il lui fut doux de voir qu’à peine remis de la commotion de 1848, on en revenait à sa politique, qu’on avait si hautement condamnée ; il eut le double plaisir de constater que ses successeurs faisaient à peu près ce qu’il avait fait et le faisaient moins bien, le confirmant ainsi dans l’agréable certitude qu’il avait toujours eu raison. Un grand chagrin lui fut épargné ; il n’était plus de ce monde lorsque les victoires de la Prusse contraignirent la vieille Autriche à se transformer en un empire austro-hongrois. Pour les hommes qui ont aimé passionnément les affaires et n’ont jamais aimé qu’elles, la vie sans affaires est une geôle, un morne et sombre ennui. Le vieux lion de Friedrichsruhe regarde pousser ses ongles inoccupés, et médite sur l’ingratitude des peuples et les trahisons des rois. Faute de mieux, il s’est fait journaliste. Maigre consolation ! Il est dur d’être réduit à blâmer les hommes, que jadis on conduisait, réduit à juger les événemens quand on était accoutumé à les faire.

Si un nouveau Plutarque, historien et moraliste, écrit un jour bout à bout les deux biographies que j’ai à peine esquissées, sa conclusion sera sans doute que les plus grands hommes d’État ont tort de rester trop longtemps au pouvoir, qu’aux années grasses et triomphantes succède fatalement l’ère des difficultés et des fautes, que M. de Metternich en a commis de graves parce qu’il a fini par se croire infaillible M. de Bismarck, parce que ses haines personnelles ont trop influé sur ses actes publics. Le comte Prokesch avait dit de lui : « Une faculté lui manque, il n’a jamais su séparer les choses des personnes. » S’il avait moins écouté son irascible orgueil, il se serait fait moins d’ennemis, et peut-être son empereur n’eût pas été si impatient de le congédier. S’il avait pu pardonner au prince Gortchakof de lui avoir causé quelques froissemens d’amour-propre, s’il n’avait pas pris ce visage en déplaisance… Mais Dieu nous garde de lui reprocher ses fautes ! Il nous a fait la grâce de se tromper quelquefois ; c’est le seul service qu’il nous ait jamais rendu.


G. VALBERT.