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détruire un jour l’œuvre du prince de Metternich, ne s’est jamais piqué d’être respectueux ni de faire grand cas de la politique respectable ; il s’est toujours plus soucié de se faire craindre que vénérer. Il avait vécu dans sa jeunesse plus près de la nature et s’était formé dans les champs plus que dans les salons ; il avait causé avec les dieux solitaires des forêts, et il a dit plus tard que c’était dans les bois qu’il avait trouvé ses meilleures inspirations. Il disait aussi à un diplomate allemand qui me l’a redit : « Je compte parmi les belles heures de mes jeunes années celles que j’ai passées à l’ombre d’un vieux poirier, fumant ma pipe et lisant des chansons de Béranger. » Celui qui est capable de passer de longues heures à l’ombre d’un poirier, seul à seul avec lui-même, a plus de chances de devenir bientôt quelqu’un. C’est le genre d’éducation le plus propre à développer avant l’âge les puissantes originalités.

Impatient de se trouver et de s’affirmer, ennemi de toute routine, libre de tout préjugé, M. de Bismarck était de la race des indisciplinés et quand il devait obéir, il mêla toujours à ses obéissances un peu de mutinerie. Il n’a jamais rempli de postes insignifians. Sa première mission fut importante : il était chargé d’aller prouver à Francfort que les traités de Vienne et la Confédération germanique avaient fait leur temps. Tout en se conformant aux instructions de son gouvernement, il y ajoutait du sien : il répétait les paroles d’un autre, mais il les mettait en musique, et sa musique était bien à lui. Il jugeait le ministre qui lui donnait des ordres ; il le trouvait sinon incapable, du moins insuffisant et timide. Pendant la guerre de Crimée, il l’accusa plus d’une fois de manquer les occasions, de n’avoir pas cette audace qui impose à la fortune. Il n’a jamais obéi qu’à regret et de mauvaise grâce ; le cheval a toujours rué dans ses traits. Si le prince de Metternich avait été condamné par le sort à passer sa vie dans des postes secondaires, il eût protesté en lui-même contre l’arrêt, mais il eût toujours été un exact et fidèle serviteur. M. de Bismarck avait dit : « Tout ou rien. » Il se serait accommodé plus facilement d’un ermitage et d’un vieux poirier que d’une situation honorifique, mais subalterne, où il n’eût été que l’exécuteur de la volonté des autres.

Si différens qu’eussent été leurs commencemens et leurs débuts dans les affaires, l’Autrichien et le Prussien ont eu cela de commun que leur vie s’est partagée en deux périodes, celle des grandes entreprises, suivie de la longue et savoureuse possession d’une autorité incontestée, reconnue de toute l’Europe. Mais dans ses entreprises l’un avait eu l’Europe pour alliée ; l’autre, pour obtenir qu’elle le laissât faire, avait dû la tromper ou la violenter. Sans faire tort au chancelier autrichien, on peut affirmer qu’il n’eût pas été de force à accomplir les prouesses qui ont fait la renommée de M. Bismarck ; il n’était pas l’ouvrier qui convenait à un tel ouvrage. Il n’a jamais pu dire comme lui :