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qu’il écrivit au cours d’un voyage en France combien le comte Prokesch, curieux de tout, aimait à oublier la politique, et on sait quels tendres soins il donnait à sa célèbre collection de médailles. M. de Bismarck était un de ces hommes d’affaires qui ne connaissent pas les distractions, un de ces lutteurs infatigables qui n’éprouvent jamais le besoin de se reposer et de vivre quelque temps en paix avec le monde. Un soir de bal, dans la fameuse salle blanche du palais de Berlin, le roi Frédéric-Guillaume IV fondit brusquement sur le comte Prokesch et lui dit à brûle-pourpoint : « Quand vous serez sur votre lit de mort, à quoi penserez-vous avec le plus de reconnaissance, votre femme étant mise hors de cause, cela va sans dire ? — A quelque chose, repartit le comte, qui étonnera beaucoup Votre Majesté. — A quoi donc ? — Aux effets bienfaisans d’une bonne pipe turque. » Je ne sais si M. de Bismarck a jamais fumé une pipe turque ; mais je ne crains pas de me tromper si j’affirme qu’en fumant sa pipe allemande, il n’a jamais oublié un instant ses ennemis ni le coup qu’il méditait.

L’historien qui, pour exaucer le vœu de M. Lorenz, établira un parallèle entre M. de Metternich et M. de Bismarck, ne manquera pas de remarquer combien leurs commencemens furent dissemblables. L’un, né en 1773 sur les bords du Rhin et élevé, façonné par des ecclésiastiques d’humeur facile et de mœurs légères, fut initié de bonne heure aux plaisirs, aux fêtes, aux dissipations, aux bienséances, aux conventions du monde, dans un temps où le monde était très raffiné. Quand il débuta dans la carrière où il devait rendre de si grands services à son souverain, il n’eut pas besoin d’apprendre les coutumes et les formes de la diplomatie ; il les avait apprises dans les salons. Mais toujours correct, il prit dès l’abord ses devoirs au sérieux, et si capable qu’il fût de diriger les affaires et d’avoir une volonté, placé dans un poste secondaire, il ne se piqua que de contenter son gouvernement par son zèle, sa consciencieuse application, sa parfaite docilité. « A Dresde, a-t-il dit, je m’appliquais à rapporter exactement et fidèlement à ma cour tout ce que j’observais, sans recourir à l’expédient de mon collègue anglais, mon ami Elliot. Je lui demandai un jour comment il s’y prenait pour envoyer un rapport à Londres par tous les courriers, c’est-à-dire deux fois par semaine. — La chose vous paraîtra facile, me répondit-il, si je vous dévoile mon secret. Ai-je connaissance de quelque incident qui soit de nature à intéresser mon gouvernement, je l’annonce ; n’ai-je rien appris, j’invente mes nouvelles et je les démens par le courrier suivant. Vous voyez que, de cette façon, je ne manque jamais de matière pour mes correspondances. » M. de Metternich ne se serait pas permis de telles libertés et de tels jeux. Le monde lui avait enseigné à se respecter lui-même et à respecter les autres, ou du moins à en avoir l’air.

Le Prussien au cœur dur et aux procédés cavaliers, qui devait