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compris dès la première heure que cette résignation n’était qu’apparente, « que la Prusse, État incomplet, nourrirait toujours le désir de se compléter et qu’elle ne pouvait s’agrandir qu’aux dépens de l’Autriche », que son ambition était une maladie constitutionnelle, qu’il n’y avait de divergence entre les partis prussiens que sur la question de méthode, que les conservateurs les plus ardens à combattre les idées nouvelles, se proposaient secrètement de s’en servir pour réaliser l’unité de l’Allemagne au profit de leur roi.

Le 12 mai 1851, le comte Prokesch écrivait en français à son ami M. Piscatory : « La société est en marche vers sa ruine depuis des siècles, et toujours les progrès, les illusions des honnêtes gens ont frayé le chemin… Les grands ouvriers de la révolution sont, selon moi, toujours les gouvernemens. Ils se partagent comme les hommes en parti de la résistance et en parti du progrès. En Allemagne, l’Autriche représente le premier parti, la Prusse le second. Les vanités, les passions, les fausses lumières, les ambitions, les développemens industriels, les expédiens et l’opinion publique qui est l’expression de la maladie sociale, seront toujours du côté de la seconde ; le sens commun, la diagnose juste, la modération, l’esprit pratique et autres forces inutiles seront toujours du côté de la première ; mais tout ce qu’elle en tirera peut-être, et c’est sans doute beaucoup, c’est de mourir plus tard et moins douloureusement… Ce tableau n’est pas gai. Ce qui me dégoûte et me fait perdre la patience souvent, ce sont ces misérables calculs d’ambition qui spéculent sur la révolution pour se faire une pacotille. » M. de Metternich avait dit un jour que le fléau des sociétés était cette classe dangereuse qu’il appelait dédaigneusement « le prolétariat lettré » ; il entendait par-là les gens de peu qui raisonnent pour se consoler de n’avoir pas de rentes. Il estimait que tout gouvernement qui ménage ces raisonneurs et leurs chimères ou conclut avec eux des marchés clandestins en est toujours la dupe. Le comte Prokesch aurait voulu l’en croire ; mais il avait des doutes et de grandes inquiétudes. Il ne lui paraissait pas démontré que les audacieux qui passent des accords avec le diable font toujours une mauvaise affaire ; s’il avait adopté tous les principes de son maître, il était beaucoup moins optimiste.

Gouvernée par un roi qui désirait et n’osait pas, la Prusse, après l’humiliation d’Olmutz, s’était vue dans la nécessité de remettre à des temps meilleurs ses grands projets ; elle avait dû se résoudre à reprendre sa place dans la vieille confédération qu’avait faite M. de Metternich, et qu’elle avait tenté vainement de défaire. Mais elle s’était promis de pratiquer à Francfort une politique d’obstruction, de contrarier en tout l’Autriche, de la fatiguer par ses refus, par ses intrigues, par ses chicanes, de multiplier les difficultés, de tout empêcher ou au moins de tout retarder par ses résistances chagrines et tracassières, de