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moment où ils se rapprochèrent et où l’on aurait pu croire qu’ils avaient les mêmes idées, les mêmes principes. Un matin du mois d’août 1851, le prince de Metternich, qui n’était plus chancelier d’Autriche, vit entrer chez lui, au Johannisberg, un homme de trente-six ans, qu’on ne connaissait encore que pour le plus bouillant des hobereaux prussiens, défenseurs du droit divin. Il venait d’être chargé de représenter la Prusse à la Diète germanique, et ce choix, que rien ne semblait justifier, avait paru aussi bizarre à ses amis qu’à ses ennemis : on ne l’expliquait que par une inexplicable fantaisie du roi Frédéric-Guillaume IV. Il passa une demi-journée chez le chancelier déchu, qui goûta sa personne et qu’il édifia par ses propos. Mme de Metternich, la princesse Mélanie, écrivait à ce sujet dans son journal : « Il eut un long entretien avec Clément et paraît avoir les meilleurs principes politiques. Mon mari s’est tout de suite intéressé vivement à lui. Il m’a paru agréable et très génial. » M. de Metternich ne se douta pas que cet homme génial et agréable était destiné à détruire sa vieille Autriche et l’œuvre de toute sa vie.

Il ne faudrait pas croire que, pour conquérir les bonnes grâces du prince, M. de Bismarck avait dû se faire violence à lui-même et joindre la feinte à la dissimulation. De 1847 à 1851, il avait eu l’occasion de s’expliquer ouvertement dans plus d’une assemblée, et ses discours ne contenaient pas un mot qui pût déplaire à l’ex-chancelier. Autant que lui, M. de Bismarck détestait la révolution de 1848, les parlementaires, les démagogues, la politique des professeurs et les tribuns de guinguettes ; comme lui, il mettait tout son espoir dans la monarchie légitime, et il regardait comme l’ennemi du bien public quiconque attentait à l’autorité de son roi. Bien plus, le 3 décembre 1850, dans le Parlement d’Erfurt, il avait défendu l’Autriche contre les libéraux, qui la qualifiaient de puissance étrangère. C’est une superstition de s’imaginer que les grands politiques, quel que soit leur génie, aient dès leur jeunesse le sentiment net de leur destinée et de leur avenir ; ils ont tous besoin d’un apprentissage pour entrer en possession de leur volonté, et M. de Bismarck allait faire le sien à Francfort. Il faut considérer aussi que lorsqu’on a deux ennemis, on ne les déteste pas tous deux également, et qu’en 1850, selon toute apparence, la haine que M. de Bismarck portait aux professeurs et aux tribuns faisait tort à celle qu’il avait vouée à l’Autriche : « Personne, avait-il dit, n’est plus ambitieux que moi pour mon pays ni plus jaloux de le voir à la tête de l’Allemagne ; mais j’aime mieux que la Prusse reste la Prusse que de voir mon roi s’abaisser à l’humble rôle de vassal des coreligionnaires politiques de Messieurs tels et tels. » Au surplus, si, dans l’entretien qu’il eut en 1851 avec le prince de Metternich, il s’était donné à peu près pour ce qu’il était, il ne s’était pas cru dans l’obligation de tout lui dire, de lui livrer tous ses secrets. M. de Metternich fut toujours