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l’effet à produire, sans que jamais on doive sentir l’effort du travail. Nécessaire dans la constitution de toute œuvre d’art, cette science des nombres qui régit le cours harmonieux des astres aussi bien que le rythme des périodes musicales, doit cependant rester cachée, autrement, comme dit Goethe, « on voit le dessein de l’auteur et l’on est refroidi d’autant. » Mais on conçoit que pour mériter cet air de spontanéité qui nous charme dans leurs meilleures productions, les compositeurs ont dû beaucoup peiner. Que de fois nous voyons les plus grands déplorer l’impuissance où ils sont de faire naître ou de soutenir en eux l’inspiration. « Dire d’où viennent les idées, écrivait Mozart, et comment elles arrivent, cela me serait impossible ; ce qui est certain, c’est que je ne puis les faire venir quand je veux. » C’est dans les larmes à la suite de longs accès de surexcitation ou de désespoir que Beethoven trouvait les cris pathétiques qui s’exhalent si douloureusement de plusieurs de ses symphonies. Avant d’en émouvoir ses auditeurs, il en avait lui-même subi toutes les souffrances. « Il semble, disait à son tour Berlioz, que la plupart des compositeurs soient seulement les secrétaires d’un lutin musical qui leur dicte ses pensées quand il lui plaît, et dont les plus ardentes sollicitations ne sauraient vaincre le silence quand il a résolu de le garder[1]. »

Dans de telles conditions, sans prétendre établir ici une hiérarchie entre les divers modes d’expression musicale, on comprend que la symphonie soit le privilège du petit nombre. Il n’est pas de genre qui exige plus d’idées, ni des idées plus fortes, puisqu’elles doivent se suffire à elles-mêmes. Du reste, chez les maîtres eux-mêmes, est-il besoin de le remarquer, tout est loin d’avoir une valeur égale, et le temps marque vite ce qu’il a pu entrer de conventionnel dans leurs œuvres. En dépit des beautés sublimes de Haendel et de Bach, le style fugué qui était le leur, avec ses coupes austères, ses enchaînemens rigoureux, ses chutes souvent pareilles, ne va pas sans quelque longueur et quelque monotonie. Chez Haydn et chez Mozart, lui-même, malgré leur fécondité inventive, certaines cadences, certaines transitions portent leur date. Ces lieux communs, ces grâces surannées, ces moyens d’expression qui, pour avoir été trop prodigués, paraissent aujourd’hui un peu factices, on les rencontre plus rarement chez Beethoven, dont les allures demeurent toujours plus libres, plus imprévues, les formes plus vivantes et plus expressives. Outre le tour personnel de son langage, chaque artiste, d’ailleurs, de si haut qu’il domine les autres, ne se détache pas absolument de

  1. A travers chants, p. 325.