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favorisés, les peintres et les sculpteurs. Les images et les impressions que lui fournit la nature n’agissent sur ses créations que d’une manière bien indirecte ; elles ne sauraient, en tout cas, lui procurer que des excitations détournées, qu’il doit transposer et interpréter avec son sentiment propre avant de les faire passer dans son art. Il n’y a pas de musique dans la nature, et les ébauches de rythmes ou les mélodies confuses que nous croyons percevoir en elle dans les sons qui frappent notre oreille, demeurent sans lien, sans coordination.

Poussé par le secret désir de se retrouver lui-même dans tout ce qui l’entoure, l’homme, il est vrai, se plaît à relever, comme autant de mystérieuses affinités avec son être, les intimes résonances qu’éveillent en lui ces bruits et ces mouvemens répandus dans l’univers. La cadence régulière du flot qui vient battre le rivage lui semble faire écho aux battemens de son cœur qui scandent en lui le mouvement même de la vie. Vienne l’orage et le souffle impétueux du vent, la précipitation, le tumulte des vagues de la mer s’associent dans sa pensée aux accélérations du sang qui coule dans ses veines, aussi bien qu’aux agitations fiévreuses de son âme envahie par la passion. C’est ainsi que partout il mêle ; quelque portion de lui-même aux choses du dehors et se prolonge ou se confond en elles. Mais ces impressions, déjà bien délicates à saisir, comment les exprimer ? Ces beautés, ces énergies ou ces assoupissemens de la nature, comment les traduire dans un art qui, sans le secours des paroles, est impuissant à fixer et à préciser aucune image ? Que si de la nature il se tourne vers lui-même, pensant trouver dans sa vie morale des élémens d’expression plus immédiats, le symphoniste se heurte à des impossibilités pareilles. Réduit aux seules ressources de l’orchestre, il pourra bien manifester la force ou la douceur des sentimens qu’il veut peindre, il ne parviendra jamais à définir, à spécifier ces sentimens eux-mêmes. Pour un auditeur non prévenu, l’amour et la haine, la colère ou la joie, le désespoir ou l’enthousiasme, toutes les violences, toutes les ardeurs parlent en musique le même langage. C’est la quantité, c’est la qualification des sentimens, ce n’est jamais leur essence qui pourra être nettement déterminée. Ainsi que le remarque avec raison M. Ed. Hanslick[1], « le motif musical a la conscience large » ; il n’est apte qu’à traduire des adjectifs, et Herbert Spencer exprime en d’autres termes la même pensée quand il dit que « si la musique est toujours une voix, c’est une voix sans articulations et sans mots, jamais une langue[2]. »

  1. Du beau dans la musique ; Brandus, 1877.
  2. Origine et fonction de la musique, dans les Essais de science et d’esthétique : Germer-Baillière, 1879, t. I.