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fantaisistes[1]. Impatienté par ces hommages, le grand musicien protesta de nouveau et de la manière la plus énergique contre cette prétention d’expliquer ses œuvres. « Si des éclaircissemens sont nécessaires, ajoutait-il, ils doivent se borner à la caractéristique générale des morceaux. » Mais ceux-là mêmes lui répugnaient et il préférait compter sur l’intelligence musicale de ses auditeurs pour comprendre ses intentions. Il se repentait même d’avoir donné le titre de pathétique à la célèbre sonate qui porte ce nom : « Tout le monde veut l’avoir, disait-il, parce qu’elle a une désignation qui la distingue des autres », et il avait refusé les propositions d’un éditeur qui lui offrait une forte somme s’il consentait à écrire une nouvelle Sonate pathétique.

De plus en plus, son humeur devenait sombre et difficile, et on se l’explique assez quand on songe à la situation qui lui était faite par l’infirmité qui l’isolait de ses semblables. Les occasions de se rendre compte de son malheur ne lui avaient pas été épargnées, et l’une des plus pénibles fut certainement cette reprise de Fidelio, par laquelle, en novembre 1822, ses admirateurs avaient voulu lui témoigner leur sympathie en lui demandant de diriger lui-même l’exécution. Schindler nous a conservé le poignant récit de la répétition qui avait eu lieu à ce propos. Dès le début, une méprise de Beethoven, qui tenait le bâton de chef d’orchestre, amenait un certain désarroi dans la conduite de l’œuvre, et le compositeur, tout en s’apercevant de la faute commise, était incapable d’y porter remède, mais il pouvait suivre, sur les visages des auditeurs la marque croissante de leur embarras. Le désordre augmentant toujours, l’administrateur du théâtre et le maître de chapelle, Umlauf, avaient en vain essayé de se faire comprendre du pauvre sourd. Inquiet, de plus en plus troublé, Beethoven s’agitait sur son siège, ne sachant quel parti prendre. A la fin, éperdu, il tend à Schindler son carnet, sur lequel celui-ci écrit en tremblant ces mots : « Prière de ne pas continuer. Je m’expliquerai chez vous. » Là-dessus, le maître sort précipitamment de la salle et gagne en toute hâte sa demeure. A peine entré, il se jette sur un sopha et reste longtemps affaissé, cachant dans ses mains son visage baigné de larmes. Au repas et pendant toute cette journée il n’y eut pas un mot à tirer de lui ; tout dans son attitude exprimait le désespoir le plus profond. Bien souvent, dans des conditions analogues, il était parvenu à surmonter son

  1. Un poète de Brême, nommé Carl Iken, s’était fait une spécialité de ces programmes détaillés. Pour la symphonie en la majeur, il avait supposé une insurrection populaire dans laquelle un innocent fait prisonnier était livré aux juges. On entendait la défense de l’accuse, les plaintes des veuves et des orphelins, etc. Dans la seconde partie, l’insurrection recommençait.