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Beethoven, au contraire, voie son œuvre d’ensemble et que sa conception en embrasse à la fois la structure et les détails, tant ces derniers font corps avec elle. Ses effets préparés de loin ou brusquement opposés entre eux sont toujours combinés en vue de l’expression. Il ose être simple, et sans jamais faire étalage de sa science, il associe les plus grandes audaces à des ingénuités adorables. Quelle que soit la richesse de ses inspirations, il ne néglige rien pour donner à son œuvre toute la perfection dont il est capable. Mais quand il veut rendre sa pensée, il ne s’embarrasse guère des difficultés d’exécution qu’il impose à ses interprètes, difficultés telles que pendant longtemps ceux-ci déclareront injouables certains de ses ouvrages. Pour des idées nouvelles, il imagine des formes nouvelles, et façonnée, pétrie ainsi par lui, la masse orchestrale acquiert une cohésion et une ductilité qui, en lui permettant de se prêter à toutes les exigences, étendent indéfiniment ses moyens d’action. Il n’a d’ailleurs aucun souci du public ; c’est pour lui-même qu’il compose, ce sont ses confidences qu’il confie à son papier.

La cinquième symphonie, celle en ut mineur[1], nous offre dans son premier morceau un exemple de ce don prodigieux qu’a le maître d’obtenir les plus grands effets avec les moyens les plus simples. C’est sur un rythme de quatre notes que ce premier morceau est construit tout entier. Grâce aux ressources de la modulation, du contrepoint et du renversement, l’idée ainsi exprimée se présente à l’auditeur sous toutes ses formes. Sans provoquer jamais sa lassitude, elle s’impose à son attention, se fixe dans sa mémoire et l’oblige à suivre son développement sous les acceptions toujours variées qu’elle revêt. L’allegretto de la symphonie en la, l’une des plus hautes inspirations de l’artiste, n’est guère plus compliqué ; mais par les ressemblances et les contrastes qu’il tire des répétitions du thème, il arrive à nuancer indéfiniment ses effets. En insistant sur les côtés expressifs qu’il veut mettre en lumière, il sollicite notre âme, la pénètre peu à peu et l’entraîne à sa suite, subjuguée et ravie.

Il ne nous appartient pas, du reste, et ce n’est pas le lieu d’examiner séparément chacune des symphonies de Beethoven pour essayer d’en faire ressortir séparément les beautés spéciales. Si nous avons dû parler plus longuement du maître qui a donné à cette forme de l’art musical sa plus complète expression, ce n’est cependant pas son œuvre seul que nous étudions ici, mais bien le développement progressif de la musique d’orchestre. Il nous

  1. Elle fut exécutée à la fin de 1808, mais Beethoven y travaillait depuis quatre ans ; on trouve, en effet, des esquisses pour cette symphonie dans ses carnets de l’année 1804.