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inachevée, il avait écrit pour titre : Bonaparte, et au-dessous son propre nom à l’italienne : Luigi van Beethoven. En apprenant que Napoléon se faisait proclamer empereur, il avait éprouvé une vive déception, et Ries, qui lui apportait cette nouvelle, fut témoin de l’accès de violente colère auquel il se livra à ce moment : « Ce n’est donc rien qu’un homme ordinaire ! s’était-il écrié ; maintenant il va fouler aux pieds tous les droits des hommes pour ne plus songer qu’à son ambition ; il ne profitera de son élévation au-dessus des autres que pour devenir un tyran ! » Et là-dessus, allant vers la table, il arracha de sa partition la feuille du titre qu’il déchira en morceaux et qu’il jeta sur le sol. Il la remplaça par une autre sur laquelle il écrivit : Sinfonia Eroïca, avec cette mention : per festeggiare il sovvenire dim gran uomo.

Dans la critique qu’il a donnée de cette œuvre, Richard Wagner[1] remarque avec raison que le mot héroïque, pris ici dans son sens le plus large, ne vise plus un grand général, mais bien le héros idéal, complet, résumant en lui les aspirations les plus nobles et les énergies les plus généreuses de l’humanité. C’est surtout le sentiment de la force qui domine au début et celui des luttes grandioses que ce héros doit soutenir contre ses ennemis coalisés. Poursuivant ensuite le commentaire, peut-être un peu trop ingénieux, dont cette symphonie lui fournit le prétexte, Wagner croit y voir le géant écrasé d’abord, puis exhalant sa douleur dans la Marche funèbre. Mais bientôt il se relève, et le troisième morceau nous le montre recommençant le combat avec plus d’ardeur, pour conclure dans le quatrième par des accens d’une sérénité triomphante et chanter la puissance indestructible de l’espérance et de l’amour. Quoi qu’il en soit de ces interprétations, à considérer l’œuvre en elle-même, il convient de relever les innovations qu’elle contient. Beethoven y renonce à la coupe autrefois adoptée, et ses développemens plus étendus rompent un cadre devenu à son gré trop étroit. L’ancien menuet a disparu pour faire place à une partie qui, sous le titre de scherzo, prend une importance égale à celle des autres et conserve, en dépit de cette appellation, la gravité que réclame un pareil sujet. À la première audition, ainsi que le rapporte M. Langhans[2], le nombre des amateurs capables de goûter un art si original était fort restreint. Le gros du public avait peine à suivre la longueur inaccoutumée de l’ouvrage, — il dépassait du double les symphonies précédentes ; — la complication des formes, la hardiesse et l’imprévu des combinaisons, tout déroutait ses habitudes. Czerny raconte que, pendant une pause de l’orchestre, on entendit une

  1. Gesammelte Schriften, V, p. 219.
  2. Geschichte der Musik, II, p. 222.