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sévérité avec laquelle il l’astreint à des exercices prolongés à son clavecin, risque de compromettre sa santé ou de le dégoûter à jamais de son art. Avec la perte de sa mère et celle de sa sœur bien aimée, avec la gêne croissante qu’amènent les désordres de son père, l’enfant débute dans son triste apprentissage de l’existence, et les douloureuses contradictions qui se partagent cette âme inquiète s’accuseront bientôt de plus en plus. À la fois timide et hautain, affectueux et sauvage, expansif et concentré, bon jusqu’à la faiblesse et méfiant jusqu’à l’hypocondrie, il est prédestiné à toutes les illusions comme à tous les mécomptes, et quand la plus terrible des infirmités qui pût l’atteindre arrive graduellement à l’isoler des autres hommes, son humeur devient tout à fait intraitable. Mais il n’avait pas attendu jusque-là pour être misanthrope. Ardent et passionné, il est né pour souffrir dans le monde, car il n’y apporte que sa fierté et sa gaucherie. Comme Jean-Jacques, il trouve sur l’escalier ou dans la rue le mot qu’il aurait voulu dire au salon. Aussi est-il mécontent de lui-même et des autres. Prenant en horreur la société, il s’enfonce de plus en plus dans sa solitude, et se dérobe aux témoignages de sympathie de ses amis les plus sûrs au moment où ceux-ci pourraient lui venir en aide. Il leur faut bien des ménagemens pour l’aborder. « Ne venez pas ; ne m’amenez personne », écrit-il à l’un d’eux qui lui avait annoncé sa visite. Ceux qui essaient de forcer sa porte s’exposent à des rebuffades quand il est à son travail ou qu’ils le trouvent en proie à ses accès de sauvagerie. Parfois même, il ne leur ouvre pas, et le prince Lichnowski, malgré les attentions délicates que lui suggère son dévouement à l’artiste, doit redescendre, sans le voir, les trois étages qu’il a gravis inutilement. Ignorant des choses les plus élémentaires de la vie, Beethoven reçoit à chaque instant des piqûres que l’isolement auquel il s’obstine lui fait paraître plus aiguës et plus intolérables. Sur les carnets qu’il porte toujours avec lui et qu’à grand’peine on est parvenu à déchiffrer, à côté des motifs musicaux qu’il note sur-le-champ, à mesure qu’ils se présentent à son esprit, on rencontre pêle-mêle des comptes avec sa cuisinière ou sa blanchisseuse et des invocations à l’Etre suprême. Il croit qu’on le vole et se plaint qu’on use son linge ; son neveu profite de l’ascendant qu’il a sur lui pour lui soutirer de l’argent ; les ablutions abondantes auxquelles il se livre traversent les plafonds et le font renvoyer de plusieurs logemens. Ces misérables incidens, grossis à plaisir par son imagination, lui rendent la vie insupportable. En même temps que son humeur s’assombrit de plus en plus, il reste, au fond, bon, sensible, désireux d’amitié, avide des joies de la famille, plein d’amour pour le Dieu auquel il adresse ses