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des tropiques, et je les jetais pêle-mêle en Chine ou dans l’Hindoustan. Par un sentiment analogue, je m’emparais de l’Egypte et de tous ses dieux, et les faisais entrer sous la même loi. Des singes, des perroquets, des kakatoès me regardaient fixement, me huaient, me faisaient la grimace ou jacassaient sur mon compte. Je me sauvais dans des pagodes, et j’étais, pendant des siècles, fixé au sommet, ou enfermé dans des chambres secrètes. J’étais l’idole ; j’étais le prêtre ; j’étais adoré ; j’étais sacrifié… J’étais enseveli, pendant un millier d’années, dans des bières de pierre, avec des momies et des sphinx, dans les cellules étroites au cœur des éternelles pyramides. J’étais baisé par des crocodiles au baiser cancéreux ; et je gisais, confondu avec une foule de choses inexprimables et visqueuses, parmi les boues et les roseaux du Nil[1] »

A l’horreur et à la terreur succédait par momens « une sorte de haine et d’abomination » pour ce qu’il voyait. « Sur chaque être, sur chaque forme, sur chaque menace, punition, incarcération ténébreuse, planait un sentiment d’éternité et d’infini qui me causait l’angoisse et l’oppression de la folie. Ce n’était que dans ces rêves-là, sauf une ou deux légères exceptions, qu’entraient les circonstances de l’horreur physique. Mes terreurs jusque-là n’avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agens principaux étaient de hideux oiseaux, des serpens ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour moi l’objet de plus d’horreur que presque tous les autres. J’étais forcé de vivre avec lui, hélas ! pendant des siècles. Je m’échappais quelquefois, et je me trouvais dans des maisons chinoises meublées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie ; l’abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions innombrables ; et je restais là, plein d’horreur et fasciné[2]. »

Il redoutait maintenant le sommeil et luttait contre lui en désespéré. « Je me débattais pour y échapper, dit-il dans un fragment inédit, comme à la plus féroce des tortures. Souvent, j’essayais de lutter contre le besoin de sommeil ; je le domptais en restant debout la nuit entière et tout le lendemain. Quelquefois, je ne me couchais que pendant le jour, et je tâchais de conjurer les fantômes en priant ma famille de se tenir autour de moi et de causer ; j’espérais que les impressions extérieures pourraient dominer mes visions intérieures. Loin de là. Ce qui m’avait obsédé pendant le sommeil venait au contraire se

  1. Traduit par Baudelaire.
  2. Ibid.