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Il raconte quelques-uns de ses rêves et leur progression dans l’angoissant et l’effrayant. Au commencement, il vit des architectures monstrueuses et vivantes, qui grandissaient sans fin et se reproduisaient sans fin, chaos d’édifices mouvans dont les masses « sans repos » s’élançaient vers les cieux et se précipitaient dans des abîmes sans fond. Des lacs « argentés » leur succédèrent, accompagnés de maux de tête qui se prolongèrent aussi longtemps que l’eau fut « l’élément obsédant » de ses rêves. « Les eaux changèrent graduellement de caractère ; les lacs transparens, brillans comme des miroirs, devinrent des mers et des océans. Et alors se produisit une métamorphose redoutable, qui se découvrit comme un rouleau lentement déroulé. » Quincey connut ce qu’il appelle « la tyrannie de la face humaine », et ses précédens cauchemars n’étaient que jeux rians auprès de ce supplice. « Alors, sur les eaux mouvantes de l’Océan commença à se montrer le visage de l’homme ; la mer m’apparut pavée d’innombrables têtes tournées vers le ciel ; des visages furieux, supplians, désespérés, se mirent à danser à la surface, par milliers, par myriades, par générations, par siècles ; mon agitation devint infinie et mon esprit bondit et roula comme les lames de l’Océan[1]. »

Ensuite vinrent les rêves orientaux, évoqués par le souvenir d’un Malais en turban et costume oriental, qui avait frappé un soir à sa porte, dans sa solitude de Grasmere, et avait avalé goulûment un morceau d’opium « à tuer une demi-douzaine de dragons, avec leurs chevaux », après quoi il avait poursuivi sa route comme si de rien n’était, et l’on n’avait plus entendu parler de lui. La face de cet étrange visiteur fut une de celles qui « tyrannisèrent » le plus cruellement les rêves de Quincey. Elle se multipliait à l’infini ; elle était le vaste grouillement humain de l’Inde et de la Chine, de l’Asie entière, de l’immense Orient, officina gentium aux « religions monumentales, cruelles et compliquées », aux sentimens indéchiffrables pour l’homme de l’Occident. Quincey avait toujours abominé les mœurs et les modes de pensée de l’extrême Orient. « J’aimerais mieux, disait-il, vivre avec des brutes ou des fous qu’avec des Chinois. » L’obsession, — elle dura plusieurs mois — des rêves « d’imagerie orientale » lui causa » une horreur inimaginable » ; elle fut le point culminant de son supplice. « Sous les deux conditions connexes de chaleur tropicale et de lumière verticale, je ramassais toutes les créatures, oiseaux, bêtes, reptiles, arbres et plantes, usages et spectacles, que l’on trouve communément dans toute la région

  1. Traduit par Baudelaire.