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qui voit entrer les assassins de ceux qu’il aime, et ne peut faire un mouvement pour les secourir. Des angoisses impossibles à décrire le déchirent : « il donnerait sa vie pour pouvoir se lever et marcher » ; mais il ne bouge pas, ne bougera pas, ne fera même pas un effort pour bouger.

Autour de lui, son bonheur tombait en ruines. Sa petite fortune avait fondu, par générosité d’abord, — il avait donné 300 livres sterling, anonymement, à Coleridge, — et puis par désordre et incurie ; il n’était plus en état d’écrire une lettre ni de s’occuper d’une affaire. La misère était entrée dans la maison, et les enfans arrivaient. Quincey les voyait pâtir, il voyait sa femme s’épuiser, et son cœur saignait, mais il était le paralytique qui ne peut pas.

Il n’était plus question de « béatitudes » pour compenser ces tortures et cette dégradation. L’opium avait perdu ses vertus « divines ». Plus de « débauches intellectuelles », plus de voluptés inédites ; rien qu’une torpeur stupide et d’horribles tourmens. Eveillé, les hallucinations l’obsédaient ; endormi, il avait des rêves terrifians : « La nuit, quand j’étais éveillé dans mon lit, d’interminables, pompeuses et funèbres processions défilaient continûment devant mes yeux, déroulant des histoires qui ne finissaient jamais et qui étaient aussi tristes, aussi solennelles, que les légendes antiques d’avant Œdipe et Priam. » Il s’assoupissait, et c’était alors « comme si un théâtre s’ouvrait et s’éclairait subitement dans son cerveau. » La nuit se passait en « représentations d’une splendeur supra-terrestre, » qu’accompagnaient « une angoisse profonde et une noire mélancolie… Il me semblait, chaque nuit, — non pas métaphoriquement, mais à la lettre, — descendre dans des gouffres et des abîmes sans lumière au-delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir jamais remonter. Et je n’avais pas, quand je me réveillais, le sentiment d’être remonté. Pourquoi m’appesantir sur ces choses ? Il est impossible de donner avec des mots une idée, même éloignée, de l’état de sombre tristesse, de désespérance voisine de l’anéantissement, qui accompagnait ces spectacles somptueux. » Les notions d’espace et de durée avaient subi de puissantes déformations. « Monumens et paysages prirent des formes trop vastes pour ne pas être une douleur pour l’œil humain. L’espace s’enfla, pour ainsi dire, à l’infini. Mais l’expansion du temps devint une angoisse encore plus vive ; les sentimens et les idées qui remplissaient la durée d’une nuit représentaient pour moi la valeur d’un siècle[1]. »

  1. Traduit par Baudelaire.