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des sensations et des images poétiques. Quincey n’eut pas de meilleure amie. — Mme Wordsworth, laide, bête, louche, et charmante. Southey, modeste et froid, modèle d’honneur et de vertu, vivait dans ses livres, auxquels il avait donné la plus belle pièce de sa maison, et cela disposait Quincey à penser du bien de ses vers. — Coleridge, « le vieux somnambule sublime », l’ilote ivre que le bon ange de Quincey avait mis sur son chemin ; Coleridge au regard embrumé par l’opium, au visage flétri, à l’intelligence en ruine, au foyer en ruine, Coleridge menacé de la folie, et dont Quincey ne pouvait assez plaindre le destin, assez blâmer la faiblesse, quoiqu’il roulât sur la même pente avec rapidité.

Les mangeurs d’opium et les morphinomanes obéissent à une loi commune. « Tout organisme… qui a reçu pendant quelque temps de la morphine éprouve le besoin d’en recevoir à doses croissantes : c’est un besoin somatique… Il n’est pas un homme, croyons-nous, quelque bien trempé qu’il soit, quelque lettré, quelque énergique qu’il soit, qui puisse faire une exception à cette règle[1]. » Quincey moins que tout autre ; il n’avait jamais été « bien trempé. » En 1804, il prenait de l’opium toutes les trois semaines. En 1812, il en prenait toutes les semaines ; en 1813, tous les jours. Il l’absorbait à présent sous forme de laudanum, à cause, dit-il, que l’action est plus rapide, et il en était arrivé à dix à douze mille gouttes, soit plusieurs verres à bordeaux, dans sa journée. En 1816, il diminua la dose en l’honneur de son mariage avec une charmante fille du voisinage, la douce Marguerite, qu’il adora et rendit très malheureuse ; mais il retourna presque aussitôt à son vomissement, comme dit la Bible, et voici ce qu’il était devenu en 1817.

Un voile épais s’était étendu sur son intelligence. Les matériaux de son grand ouvrage gisaient dans un tiroir, abandonnés, inutiles, souvenirs humilians et amers des vastes espoirs de sa première jeunesse. Kant et Schelling étaient relégués sur leur rayon : il ne les comprenait plus. Tout travail était « odieux à son cœur », tout effort d’attention impossible à son cerveau. C’était presque de l’idiotisme, sauf sur un point, un seul : son sens moral ne fut jamais obscurci. Il vit toujours très nettement ce qu’il aurait fallu faire ou ne pas faire, bien que cela n’eût plus aucune influence sur sa conduite. La conscience avait gardé son activité, elle avait même redoublé d’acuité ; la volonté, supplice effroyable, était devenue inerte ; elle était anéantie, annulée. Quincey se compare, pendant cette descente aux enfers, à un paralytique

  1. Pichon, loc. cit.