Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et fruits », à un seul grand ouvrage, dont les grandes lignes commençaient à se dessiner dans son esprit. Il en avait choisi le titre, emprunté à Spinoza : De emendatione humani intellectus ; De la réforme de l’entendement humain ; et fixé l’objet : « exalter la nature humaine au mieux des facultés que Dieu lui avait départies. »

Pour délassement de ses travaux, il avait les promenades dans un beau pays. Marcheur intrépide, Quincey fut bientôt connu à plusieurs lieues à la ronde de tous les paysans, qui s’étonnaient de le voir passer, seul et rapide, dans les ténèbres. Il commençait à prendre les habitudes de noctambule qui ont aidé à son renom de bizarrerie, et auxquelles l’opium n’a pas été étranger : « J’aimais, dit-il, à suivre la marche de la nuit d’après les signes qui apparaissaient aux fenêtres ; à voir flamboyer le feu à travers les vitres de maisons isolées, tapies dans quelque enfoncement ; à surprendre les bruits joyeux de la vie de famille, dans des solitudes qui avaient l’air abandonnées aux hiboux ; à distinguer plus loin l’heure du coucher, puis l’envahissement des maisons par le silence, puis le règne somnifère du grillon ; à entendre par intervalles, au pied des puissantes collines, l’horloge d’une église annoncer les heures, ou la cloche d’une petite chapelle solitaire verser son glas lugubre sur les tombes où dormaient les rudes ancêtres des habitans du hameau… Tel était le genre de plaisir que je goûtais dans mes promenades nocturnes[1]. »

Les fêtes de l’esprit ne chômaient point dans sa montagne. Il avait pour voisins Wordsworth, Southey, Coleridge et leurs familles. Wordsworth, un peu olympien d’aspect et de manières, quoique mal bâti, assez égoïste et sentimental en vers seulement, n’en avait pas moins une âme très noble, douée de hautes facultés, et une imagination tendre. Son seul gros défaut était d’abîmer les livres, avec ingéniosité, avec raffinement. Southey, grand bibliophile, le comparait à un ours dans un parterre de tulipes, et ne l’introduisait qu’en tremblant au milieu de ses trésors. Quincey n’aurait peut-être jamais écrit certain article très malicieux, qu’on lui a souvent reproché, si Wordsworth n’avait pas coupé son Burke avec le couteau du beurre. Je comprends les représailles en pareil cas, et je les excuse. — Miss Wordsworth, une brune aux yeux sauvages, agitée et bégayante, mais intelligente, vibrante, pleine de cœur, était la bonne fée de son illustre frère, dont elle avait humanisé le génie un peu sévère, et qu’elle accompagnait par monts et par vaux, sous la pluie et le soleil, à la recherche

  1. The Lake poets. — Wordsworth and Southey.