Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œil, et pis encore ; l’opium et sa fille la morphine sont parmi les grands usuriers de la nature.

Il faut, de plus, être bien averti, avant d’écouter Quincey sur les « béatitudes », que ses pareils se complaisent amoureusement à les exagérer ; c’est un fait d’observation médicale. Il ne leur en coûte nullement d’altérer la vérité sur ce point spécial, c’est un autre fait d’observation, et je suis obligé de dire que Quincey n’a pas échappé à cette partie cruelle du châtiment. Il existe un fragment de lui où il avoue qu’il a menti dans les Confessions, de propos délibéré, en affirmant qu’il avait renoncé à l’opium ; sans cela, ajoute-t-il naïvement, on ne m’aurait pas cru. D’autres fragmens, épars dans ses œuvres, achèvent de mettre en défiance ; certaines contradictions, certaines équivoques prouvent qu’il a été, comme tous les autres, dépourvu de sincérité dès qu’il s’agissait de son vice.

Il ne se permit d’abord l’opium que toutes les trois semaines, et à doses modérées. Son tempérament le prédisposait à en recevoir des sensations aiguës ; c’est lui-même qui nous le dit. Il était de ceux « qui vibrent jusqu’au plus profond de leurs sensibilités nerveuses aux premières atteintes du divin poison[1]. » Après l’inévitable malaise qui suit l’absorption, venait un allégement de tout l’être. Il se sentait délivré de « l’ennui de vivre », plus redoutable aux hommes que la douleur. Son esprit prenait des ailes, ses capacités de jouissance étaient décuplées, et il se donnait de grandes fêtes intellectuelles. Quelquefois, il profitait de cette « envolée » de l’âme pour se rendre à l’Opéra, où il voyait sa vie passée se dérouler dans les sons, « non pas comme s’il l’évoquait par un acte de sa mémoire, mais comme si elle était présente devant lui et incarnée dans la musique. Elle n’était plus douloureuse à contempler ; les détails pénibles s’étaient effacés ou confondus dans une brume idéale, les passions s’étaient exaltées, spiritualisées, sublimées[2]. »

Le samedi soir, il courait les rues de Londres : « En quoi le samedi soir se distinguait-il de tout autre soir ? De quels labeurs avais-je donc à me reposer ? quel salaire à recevoir ? Et qu’avais-je à m’inquiéter du samedi soir ?… Les hommes donnent un cours varié à leurs sentimens, et, tandis que la plupart d’entre eux témoignent de leur intérêt pour les pauvres en sympathisant d’une manière ou d’une autre avec leurs misères et leurs chagrins, j’étais porté à cette époque à exprimer mon intérêt pour eux en sympathisant avec leurs plaisirs. J’avais récemment vu

  1. Coleridge and Opium-Eating.
  2. Confessions, etc.