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d’être l’homme qui fuit un supplice extra. Et pourquoi pas ?… Je n’admets pas d’argument moral contre le libre usage de l’opium[1]. » Il « n’admet pas… » C’est le langage ordinaire des pécheurs endurcis : — Cela me regarde et ne regarde que moi. — On va loin avec cette théorie.

Quincey ne veut pourtant pas qu’on le croie capable d’avoir cédé à l’horreur de la douleur physique. L’excuse lui paraît trop basse, quoiqu’elle soit la seule bonne. Il tient à ce qu’on sache qu’il a demandé à l’opium précisément les voluptés défendues dont il avait eu la révélation à sa première fiole : « Une heure après, ô ciel ! quelle transformation ! quelle résurrection intérieure d’une âme émergeant de profondeurs insondables ! quelles révélations d’un monde inconnu que je portais en moi ! La fin de mes souffrances n’était plus qu’une bagatelle à mes yeux. Cet effet purement négatif était noyé dans l’immensité des effets positifs qui se découvraient à moi, dans l’océan de joies divines qui s’était tout à coup dévoilé. Je tenais une panacée, un φάρμαϰον νηπενθές (pharmakon nêpenthes), pour tous les maux des humains. Je tenais le secret du bonheur sur lequel les philosophes avaient disputé pendant tant de siècles. Il était découvert. On pouvait à présent acheter le bonheur pour deux sous et l’emporter dans la poche de son gilet. On pouvait se procurer des extases portatives en bouteille, et le pain de l’esprit pouvait s’expédier par la diligence[2]. »

C’était la lune de miel du poison, décrite maintes fois par les voyageurs et les hommes de science. « L’action première de l’opium pris à petite dose, dit le docteur Réveil[3], s’exerce sur le système nerveux ; le résultat ordinaire est de réjouir l’esprit, d’amener une succession d’idées le plus souvent riantes, un bien-être difficile à décrire ; en un mot, dans ces circonstances, il agit comme nos vins et nos liquides spiritueux. »

Les morphinomanes ne connaissent que trop la perfide « béatitude » qui succède d’abord aux piqûres. C’est elle qui les perd. « … La morphine calme non seulement les douleurs physiques, mais aussi les souffrances psychologiques, les névralgies morales ; à la suite des injections de morphine, les chagrins s’envolent pour faire place à un calme plein de volupté… D’un coup d’aiguille vous pouvez effacer les souffrances du corps et celles de l’esprit, les injustices des hommes et celles de la fortune[4]… » À charge de revanche, bien entendu. Dent pour dent, œil pour

  1. Confessions, etc.
  2. Ibid.
  3. Recherches sur l’opium ; Paris, 1856.
  4. Bail, loc. cit.