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expédition sont célèbres ; l’épisode d’Anne, l’héroïne du trottoir d’Oxford-Street, est aussi populaire en Angleterre qu’en Russie celui de Sonia, la pauvre pécheresse de Crime et Châtiment.

Il court chez un usurier. C’était un personnage invisible. Aucun client ne l’avait jamais aperçu. Il égorgeait ses victimes par l’entremise d’agens véreux dont la sécurité ne le regardait pas. Celui auquel Quincey échut en partage se nommait tantôt Brunell et tantôt autrement, ne couchait jamais deux nuits de suite au même endroit, et ne recevait les pratiques qu’avec du secours à portée de la voix. Il avait loué un colosse appelé Pyment, et on l’entendait hurler : « Ici, Pyment ! A moi, Pyment ! » Pyment se précipitait, et, à eux deux, ils jetaient le récalcitrant dans la rue.

La consigne était de traîner les affaires en longueur, afin de réduire les emprunteurs à merci par la famine. On faillit dépasser le but avec Quincey, et l’envoyer dans l’autre monde. Au bout de quelques semaines, il était sans sou ni maille, sans feu ni lieu, ne sachant que faire, que devenir, où coucher, comment manger, perdu sans ressources s’il n’y avait aussi une Providence pour les idéalistes, quoi qu’en pense le monde dans sa sagesse terre à terre. La manière dont il fut secouru fut précisément telle qu’il l’avait mérité par son culte ingénu et désintéressé pour les lettres. Quincey dut son salut aux muses grecques, comme jadis les Athéniens prisonniers de Syracuse, qui allèrent, dit Plutarque, remercier Euripide à leur retour en Grèce, « lui contant les uns comme ils avaient été délivrés de servitude pour avoir enseigné ce qu’ils avaient retenu en mémoire de ses œuvres, les autres comme après la bataille s’étant sauvés de vitesse en allant vagabonder ça et là parmi les champs, ils avaient trouvé qui leur donnait à boire et à manger pour chanter de ses vers. »

Il était impossible de causer avec Thomas de Quincey, fût-ce d’échéances et d’intérêts, sans être frappé de sa familiarité avec les anciens. L’agent de l’usurier, Brunell, la remarqua immédiatement et en fut remué. L’amour des classiques grecs et latins était le seul sentiment humain qui fût resté à ce misérable. Il leur attribuait un pouvoir mystique et bienfaisant, et assurait qu’il aurait tourné autrement, sans un accident qui avait interrompu ses études. Dès son premier entretien avec le nouveau client, il oublia tout pour le suivre avec ravissement dans les jardins fleuris de la poésie antique. Une citation appelait l’autre, un mot réveillait un vieux doute sur le sens d’un vers, sur une construction difficile, et cette âme vile s’épurait pour quelques instans au contact des plus nobles esprits de la Grèce et de Rome.