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vieillard se mit en devoir de rompre les liens terrestres de son âme, représentés par les classiques grecs et latins, seules et pures délices d’une vie innocente. Il les prenait l’un après l’autre, relisait une dernière fois ses passages favoris, et distribuait les chers volumes à ses amis. Se séparer de l’Odyssée fut le sacrifice suprême. Un soir, seul à seul avec Quincey, il lui dit d’un ton solennel : « Ce livre est presque le seul qui me reste de mes classiques. J’ai gardé Homère jusqu’à la fin, et l’Odyssée de préférence à l’Iliade. Votre favori, en grec, est Euripide ; aimez tout de même Homère, — nous devons tous aimer Homère, même à mon âge, il me charmerait encore, et j’ai fait une exception en sa faveur aussi longtemps que des œuvres d’inspiration purement humaine ont eu le droit d’occuper mon temps. Mais je suis un soldat du Christ, et l’ennemi n’est pas loin. Mes yeux ont regardé aujourd’hui dans Homère pour la dernière fois et, de peur de manquer à ma résolution, je vous donne ce livre, mon dernier. » En achevant ces mots, il s’assit devant un orgue délicatement ouvragé, seul ornement de sa bibliothèque, et entonna un cantique[1]. Il faut ne pas savoir ce que c’est que d’aimer ses livres pour se représenter cette scène sans émotion.

Des intimités aussi peu naturelles ne permettent guère à un adolescent d’ignorer qu’il est différent des autres. Quincey savait qu’il avait eu trop tôt un esprit d’homme, des goûts et des sentimens d’homme. Mais il n’y pouvait rien. Il était entraîné « comme par une cataracte » vers des problèmes au-dessus de son âge, de ses forces, « de toutes les forces humaines. » C’était une fascination, un besoin âpre et maladif. On le fit voyager : il racolait partout des auditeurs, amusés d’entendre ce blanc-bec parler éloquemment sur les sujets les plus sérieux et les plus abstraits. On l’envoya en visite dans des châteaux : il communiqua sa fièvre de savoir aux belles dames, qui se mirent à apprendre le grec, l’hébreu et la théologie sous sa direction. On le mena à une grande fête où était la cour d’Angleterre : il ébaucha séance tenante une philosophie de la danse, « la forme la plus grandiose de tristesse passionnée » que l’homme ait inventée, et un éreintement du rire, compagnon louche du bas comique et des plaisirs vulgaires.

Il n’y avait rien à faire que de se résigner, et de l’envoyer le plus tôt possible, selon son désir, à l’Université d’Oxford. C’était très simple, et ce fut pourtant l’origine de tous ses malheurs.

  1. A Manchester Swedenborgian.