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plus, et il est faux qu’on ne puisse penser qu’avec des mots. Au temps voulu, il sortit de cette graine spirituelle une conception du monde occulte qui devint la clef de voûte de la partie mystique et poétique de son œuvre. — Faut-il prendre au pied de la lettre les souvenirs d’enfance de Quincey ? Je n’oserais en répondre. Il est certain seulement, par les témoignages de son entourage, qu’il fut une façon de petit prodige, philosophant dès le berceau.

Ce n’était pas tout que d’avoir recréé l’univers par un effort d’imagination. Que s’y passait-il, dans cet univers ? Y était-on bon ou méchant ? Le petit Thomas ne savait trop qu’en croire. Une servante lui avait révélé l’existence de la violence et les dangers qui menacent le faible, en brutalisant une autre petite sœur à la veille de mourir aussi. Cette première échappée sur la vie réelle l’avait transi d’horreur ; il baissait involontairement les yeux devant la créature qui avait tué sa confiance enfantine dans l’universelle bonté.

D’autre part, ses livres contenaient des traits d’héroïsme et de générosité qui le transportaient d’admiration. Il avait même éprouvé, au cours d’une de ses lectures, la divine sensation du « sublime moral », et la page avait « flamboyé devant ses yeux comme un phare puissant. » Où était la vérité ? Il ne la découvrit que dans sa huitième année, au sortir de sa thébaïde. Son frère aîné, celui qui voulait marcher au plafond la tête en bas, vivait encore, mais on l’élevait au loin. Une raison quelconque l’ayant ramené au logis, sa mère l’envoya passer ses journées chez un pasteur des environs, et lui adjoignit Thomas, le sage et timide Thomas, « pas plus fort qu’une mouche », disait son aîné avec mépris, et sans plus de défense. Ce fut une brusque initiation aux côtés actifs de la nature humaine. Le frère était un forcené batailleur, qui ameuta contre eux tous les gamins du pays et obligea l’infortuné Thomas à être son « corps d’armée ». Pendant que le « général en chef » accomplissait des prouesses et se décernait des ordres du jour louangeurs, ses troupes recevaient d’abominables raclées, dont elles ne lui gardèrent pas rancune. Quincey était persuadé qu’il serait mort de langueur sans cette violente diversion, qui se prolongea plus de trois ans, à ses éternelles spéculations métaphysiques. Il était à présent trop préoccupé le soir de la sortie du lendemain matin, et le matin de la rentrée du soir, pour s’abandonner à ses rêveries, et ce fut en effet très sain pour lui.

Thomas, cependant, n’aurait pas été Thomas, s’il n’avait jamais profité de ses premières incursions dans le vaste monde pour ratiociner sur ce qu’il observait. Ce fut en rôdant dans la