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grandes énigmes de l’univers, qu’il débrouilla comme il put, et pas trop mal, puisque les années l’affermirent dans son idée. Plus il fut en état de raisonner, plus il demeura convaincu qu’il existe entre les choses les plus éloignées par le temps ou l’espace, les plus étrangères les unes aux autres en apparence, des relations obscures et insondables, issues de lois et de forces ignorées de l’humanité. Le don surnaturel attribué au magicien d’Aladdin n’était que la représentation poétique de l’un de ces secrets « sublimes ». « Après avoir laissé de côté comme inutiles des milliards de sons terrestres, après avoir concentré son attention sur un certain bruit de pas, il a le pouvoir encore plus incompréhensible de déchiffrer dans ce mouvement précipité un alphabet infini de symboles inconnus. En effet, pour que le bruit des pas de l’enfant ait une signification intelligible, il faut que leur musique corresponde à une gamme d’une étendue infinie ; il faut que les pulsations du cœur, les mouvemens de la volonté, les visions du cerveau se traduisent, comme en hiéroglyphes secrets, dans le son de ces pas fugitifs. Tous les sons articulés et tous les bruits qui se produisent sur ce globe doivent être autant de langages et de systèmes de chiffres, ayant quelque part leur clef, leur grammaire et leur syntaxe. Ainsi, les moindres choses de cet univers sont mystérieusement les miroirs des plus grandes[1]. »

Le futur symboliste de Nos dames de douleurs est déjà tout entier dans ces réflexions, que Thomas de Quincey aurait refusé de trouver surprenantes chez un bambin, car il avait aussi une théorie sur l’origine des idées chez chacun de nous. Il les faisait naître dans le premier âge, au hasard d’incidens le plus souvent futiles, décisifs néanmoins pour notre avenir intellectuel, et qu’il nommait, d’un mot emprunté à la géométrie, « les développantes de la sensibilité humaine. » Rajoutait : « Ce sont les combinaisons par lesquelles la matière première des pensées ou des sentimens futurs est introduite dans l’esprit par un procédé aussi insaisissable que le transport des semences végétales dans les pays éloignés par les rivières, les oiseaux, les vents et les mers. » L’histoire du magicien africain avait été l’une des principales « développantes » de son esprit. A la vérité, les réflexions qu’elle lui avait suggérées restèrent d’abord à l’état rudimentaire ; ayant voulu expliquer sa pensée à quelqu’un, il ne put en venir à bout, faute d’un vocabulaire suffisant. La semence n’en était pas moins en terre, car « les mots sont le vêtement de la pensée », rien de

  1. Autobiography.