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« L’hérédité, a dit un homme de science[1], c’est la solidarité entre les générations successives ; elle pourrait devenir le plus puissant facteur du progrès humain, si chaque homme était convaincu que chacun des actes de sa vie doit retentir sur sa descendance :

Pour que vos actions ne soient vaines ni folles,
Craignez déjà les yeux futurs de vos enfans[2]. »

Le vieux Quincey n’avait pas craint ces « yeux futurs » qui allaient témoigner contre lui en s’emplissant de l’ombre du tombeau ou de rêves effrayans. Son fils Thomas fut peut-être le plus accablant de ces témoins, justement parce qu’il vécut et qu’il avait du génie. C’était ce que les médecins appellent un « dégénéré supérieur ». Il lui fut impossible de remplir sa destinée, parce qu’il offrait un « terrain » trop bien « préparé » aux passions maladives, alcool ou opium, absinthe ou morphine.

Il était devenu après la mort de sa sœur d’une sauvagerie d’animal malade. La maison de sa mère était située aux environs de Manchester, dans un isolement qui favorisait sa passion pour la solitude : « Tout le long du jour, dit-il, à moins d’impossibilité, je cherchais dans le jardin ou dans les champs voisins les coins les plus silencieux et les plus secrets. Le calme presque effrayant de certains midis d’été, lorsqu’il n’y a aucun vent, le silence fascinateur des après-midi gris, ou lourds de brouillard, agissaient sur moi comme les enchantemens d’un magicien… Dieu parle à l’enfant par les rêves, et aussi par les oracles qui le guettent dans les ténèbres. Mais c’est surtout dans la solitude que Dieu entre avec l’enfant dans une communion que rien ne vient troubler… Tout homme arrive seul dans ce monde ; tout homme en sort seul. Même un petit enfant sent d’instinct, avec effroi, que s’il était appelé à se rendre devant Dieu, il ne serait pas permis à sa bonne de le conduire doucement par la main, ni à sa mère de le porter dans ses bras, ni à sa petite sœur de partager son tremblement. Prêtre ou roi, jeune fille ou guerrier, philosophe ou enfant, chacun doit marcher seul dans ces avenues mystérieuses. La solitude qui, dans ce monde, épouvante ou fascine un cœur d’enfant, n’est que l’écho d’une solitude bien plus profonde à travers laquelle il a déjà passé, et d’une autre solitude plus profonde encore, à travers laquelle il aura à passer : réminiscence de l’une, pressentiment de l’autre[3]. »

Mme de Quincey ne faisait rien pour réconcilier avec la société

  1. M. le Dr Paul Le Gendre, L’hérédité et la pathologie générale.
  2. Jean Lahor, Bénédiction du mariage persan.
  3. The affliction of Childhood.