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prophète impénitent des paradis artificiels où il a tant souffert et tant laissé de son génie.


I

Thomas de Quincey est né en 1785. Son père, négociant à Manchester, mourut phtisique, après avoir eu huit enfans dont deux seulement, Thomas et une fille, atteignirent la maturité. L’aîné des garçons était un cerveau fêlé, qui cherchait le moyen de marcher au plafond la tête en bas, comme les mouches. « Si un homme peut tenir cinq minutes, disait-il, qu’est-ce qui l’empêchera de tenir cinq mois ? » Rien assurément ; mais il mourut avant d’avoir commencé les cinq minutes.

Un autre fils était aussi une tête brûlée. Il s’enfuit de sa pension, gagna à pied Liverpool, où il s’engagea sur un baleinier, fut pris par des pirates et fait pirate malgré lui. On peut croire que les aventures ne lui manquèrent pas, et qu’elles ne furent point banales. La dernière fut de disparaître subitement, très jeune encore, de la surface de cette terre.

Les autres enfans étaient des mélancoliques, des « méditatifs de tempérament », qui aimaient à s’asseoir autour du feu, à la tombée de la nuit, et à frissonner en silence, tandis que l’ombre montait derrière eux avec son cortège de forces mystérieuses. Le plus méditatif de tous, comme le plus mélancolique, était Thomas, petit être malingre et craintif, qui avait toujours eu des rêves oppressans, et dont la mort d’une sœur préférée fit, à six ans, un véritable visionnaire. Il était allé en secret voir sa sœur morte, et la secousse avait été trop forte pour ses nerfs débiles. Quelque temps après, comme il regardait les nuages, ceux-ci devinrent des rangées de petits lits à rideaux blancs ; « et dans les lits étaient des enfans malades, des enfans mourans, qui s’agitaient avec angoisse et pleuraient à grands cris pour avoir la mort. » Il revit la même vision, la revit encore, en fut longtemps poursuivi, et garda de son deuil l’impression d’un événement irréparable, qui « courut après lui une grande partie de sa vie. » Il ajoutait : « Je ressemble peut-être très peu, en bien ou en mal, à ce que j’aurais été sans cela. »

Il sera juste de lui tenir compte de cet héritage morbide, de ce tempérament mal pondéré, quand nous le verrons s’abandonner sans résistance à la tyrannie abjecte et redoutable de l’opium. Thomas de Quincey, ses frères et ses sœurs, continuaient de payer pour la tare pathologique de leur père. On ne savait pas encore, dans ce temps-là, quel créancier impitoyable est la nature.