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les armes plusieurs millions d’hommes toujours prêts à s’entrégorger, état de paix lamentable qui conduira l’Europe à une guerre exterminatrice ou bien à la ruine, à l’anarchie, si ce n’est au socialisme, cet autre fléau qui a pris, grâce à lui, une extension chaque jour plus redoutable, surtout en Allemagne.

A-t-il du moins assis la prospérité de l’Allemagne sur des bases solides, fondé un état de choses durable garantissant la paix et le bien-être ? Nous ne tiendrons aucun compte de l’esprit particulariste qui n’est certes pas éteint et s’est manifesté dans une occasion récente avec une éclatante décision. Mais comment ne pas reconnaître que, comme l’œuvre du comte de Cavour, celle du prince de Bismarck souffre des moyens dont il s’est servi pour l’imposer autour de lui ? Par une aveugle politique, le fondateur de l’union germanique l’a mise lui-même aux prises avec des difficultés qu’il serait puéril de méconnaître. Comme les autres puissances, l’Allemagne, par sa faute, n’est-elle pas tenue de vivre sous les armes ? L’empereur parle-t-il jamais à ses peuples sans leur recommander de se tenir prêts à défendre le pays comme s’il était à la veille d’être attaqué ? Ses ministres laissent-ils jamais s’épuiser une session du Reichstag sans lui demander de plus larges crédits pour de nouveaux arméniens, nécessaires, disent-ils, à la sécurité nationale ? Et d’année en année n’en vient-on pas ainsi à courber les populations sous des charges écrasantes ? A qui donc l’Allemagne doit-elle imputer cet état de choses, les périls qu’il engendre, si ce n’est au prince de Bismarck, qui, par le plus étrange des égaremens, a inconsidérément rompu l’entente des cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg, et contraint la Russie à s’unir à la France, accord providentiel qui est, à l’heure présente, le seul gage de paix et de sécurité pour l’Europe ?

Nous avons suivi de notre mieux le comte de Cavour et le prince de Bismarck le long des grandes et petites voies qu’ils ont parcourues. Avons-nous réussi à éclairer d’une franche lumière les élans de leur patriotisme et les écarts de leur ambition, leurs gestes et leurs erreurs ? Ne nous sommes-nous pas mépris nous-même sur le véritable caractère des grandes choses qu’ils ont accomplies et des modes divers qu’ils ont respectivement employés ? Nous défiant, en matière si délicate, de notre propre bonne foi, nous n’osons rien affirmer. Nous laissons au lecteur la liberté, surtout le soin d’user de son droit, celui d’apprécier.


Comte BENEDETTI.