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employé toutes ses ressources ? En honorant sa mémoire l’Italie s’honore elle-même. Mais les futures générations ne seront pas moins fondées à lui reprocher de leur avoir légué, par une concentration hâtive sinon prématurée et qui excluait le maintien du pouvoir temporel du Saint-Siège à Rome, une situation faite pour inquiéter les esprits et pour troubler les consciences. Les désordres qui ont éclaté sur plusieurs points, le réveil de l’esprit provincial, le déclin de la richesse publique, l’émigration toujours croissante, démontrent que l’Italie souffre déjà d’un mal qui procède aussi bien de son état politique que de son état social. Un lien puissant unit encore les Italiens : la monarchie ; mais ce lien est-il aujourd’hui aussi solide qu’à l’époque où l’on a fondé l’unité italienne en repoussant l’union d’États ? Nous n’oserions répondre à une aussi grave question, mais il nous sera permis de penser que Cavour a escompté prématurément l’avenir en réunissant, à l’aide de procédés révolutionnaires, l’Italie entière sous la couronne de la maison de Savoie, et que ses continuateurs ont aggravé cette erreur en entrant à Rome avant d’avoir négocié le modus vivendi qui, de l’avis de leur maître, pouvait seul garantir la paix du royaume par l’accord du pouvoir politique avec le pouvoir religieux.

M. de Bismarck a-t-il été plus heureux et plus habile ? Heureux, il l’a été jusqu’à la paix ; en domptant toutes les oppositions parlementaires et fédérales, il a fait trois fois la guerre, et trois fois il en est sorti victorieux. Habile, il l’a été également, mais à l’aide de moyens que la morale réprouve. La diplomatie, cette sage et féconde institution, fondée pour prévenir ou fermer les conflits, qui comporte et exige une certaine somme de loyauté, permet de taire ce que l’on pense, mais n’autorise nullement d’affirmer le contraire. On sait comment il l’a pratiquée, méconnaissant les devoirs qu’elle impose et qui en sont la garantie, pour mieux asservir des peuples ou les démembrer selon les caprices de son ambition personnelle. Après le rétablissement de la paix, à dater de 1871, il n’a été ni heureux ni habile, il a provoqué au sein même de l’Allemagne une persécution religieuse qui a tourné à sa confusion ; il a répudié toutes ses doctrines économiques ; de libre-échangiste il s’est fait passionnément protectionniste ; au Reichstag, il a marchandé avec tous les partis, sollicitant leur concours ou les combattant, selon les circonstances, exerçant, tour à tour, contre tous, et même contre ses propres collaborateurs, une intraitable domination. À l’extérieur, il a organisé la paix armée, ce fléau de notre temps, c’est-à-dire l’obligation pour toutes les puissances, grandes ou petites, de créer chaque année de nouveaux impôts pour entretenir sous