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fit rien. Elle aurait pu tout aussi aisément contenir l’Allemagne en 1870, comme elle l’a fait plus tard en 1875 ; elle s’en est abstenue, et elle a pris, au contraire, une attitude qui a immobilisé l’Autriche. Jamais aucun gouvernement n’avait reçu d’un allié, n’ayant contracté aucun engagement conventionnel, de plus précieux services que la Prusse de la Russie. S’il est donc une vérité, c’est que la première de ces deux puissances doit à la seconde d’avoir pu tout entreprendre, qu’elle lui doit ses agrandissemens et la situation prépondérante qu’elle a conquise au centre du continent européen.

Comment le prince de Bismarck a-t-il pu négliger et rompre des relations qui lui ont été si profitables pendant la guerre et qu’il avait tout intérêt à conserver dans la paix ? Unie à la Russie, l’Allemagne n’avait aucune complication ultérieure à redouter. Sa vanité offensée a égaré son jugement. La roche tarpéienne est toujours plus proche du Capitole qu’on ne pense. Ne se contentant pas de refuser son concours amical à la Russie durant la guerre qu’elle a soutenue contre la Turquie, le prince de Bismarck a tenu à la vaincre et à l’humilier au Congrès de Berlin, en s’unissant à l’Angleterre ; il y est certes parvenu en la dépouillant de la plupart des avantages stipulés par le traité de San-Stefano. Mais à quel prix ? L’Allemagne le sait aujourd’hui. Si grandes que soient son admiration et sa gratitude pour l’homme qui lui a fait goûter des joies ineffables, elle sent le poids des charges qu’elle supporte, et le soin que met le gouvernement impérial à multiplier ses arméniens lui démontre que le présent est inquiétant, l’avenir fort incertain. Des écrivains d’ailleurs ne le lui ont pas dissimulé ; ils ont hautement reproché au prince de Bismarck d’avoir brisé la fructueuse et salutaire alliance de la Russie pour y substituer une combinaison pleine de périls, d’avoir volontairement créé cette situation non dans une sage et saine pensée politique, mais dans un sentiment personnel, pour venger son orgueil outragé. Tout cela, on ne peut le méconnaître, il l’a accompli froidement, pendant qu’il était tout-puissant, pendant que l’empereur Guillaume n’était plus en état de contrôler ses actes comme au début de leur association. En succédant à son père, Frédéric III, s’il avait vécu, aurait-il consenti à partager de si lourdes responsabilités ? Il est au moins permis d’en douter ; ce qui est certain, c’est que sa mort prématurée mit son successeur en présence du présomptueux chancelier puisant dans son glorieux passé, dans les services rendus, dans les immenses succès obtenus, le prestige d’un conseiller nécessaire. Guillaume II parut d’abord se résigner à jouer un second rôle ; il mit même une certaine affectation à dire le haut prix qu’il attachait aux conseils de