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mettraient fin à tout débat, à tout danger d’intervention ou de guerre. L’Angleterre s’employa activement à les arracher au gouvernement danois, même par la menace ; elle délégua à Copenhague un envoyé extraordinaire, lord Woodhouse ; mais dès qu’une exigence était satisfaite, M. de Bismarck en avançait une nouvelle, toujours avec l’approbation du prince Gortchakof qui en arriva, dans ses entretiens avec le représentant du cabinet de Londres, à considérer l’apparition des troupes allemandes mêmes dans le Jutland « comme une opération sans conséquence[1]. » Cette stratégie fut poussée si loin que lord John Russel confessa devant le Parlement que dans sa conviction on ne pouvait plus désormais se fier aux déclarations de la Prusse et de l’Autriche.

M. de Bismarck avait pris, dans l’affaire de Pologne, la mesure de la résistance que lui opposerait le cabinet de Londres, et il s’était persuadé qu’il pouvait impunément pousser ses prétentions aussi loin que l’exigeaient les intérêts de la Prusse. Il en trouvait la garantie dans le dissentiment qui n’avait cessé d’exister entre l’Angleterre et la France depuis l’origine de ce débat. Son génie, lisant clairement dans le jeu des deux puissances occidentales, lui avait démontré qu’elles n’en viendraient, dans aucune hypothèse, à une entente, redoutable, qu’il lui était donc permis d’user d’audace plus encore que de circonspection, et il ne cessa de conformer sa conduite à cette conviction.


XII

Cependant le gouvernement anglais, atteint dans sa dignité et désabusé, comprit enfin qu’il fallait recourir à d’autres argumens

  1. Sous le règne de l’empereur Nicolas, et avec le comte Nesselrode, la Russie avait d’autres vues. Nous lisons, dans une circulaire du chancelier de l’empire, en date du 6/18 septembre 1848 : « Nous pensons que le territoire de la Confédération germanique, ayant été délimité d’un commun accord entre elle et les puissances de l’Europe dans des traités signés solennellement, l’Allemagne n’a pas le droit de s’incorporer de nouveaux territoires sans leur assentiment préalable… Telle est, dans la question du Schleswig, réclamé par la Confédération sous prétexte de nationalité, l’opinion de notre cabinet. »
    A une insinuation du général Leflô, notre ambassadeur en 1848, sur un rapprochement intime entre la République française et l’empire du tsar, l’empereur Nicolas répondait : « La France et la Russie sont en effet dans des conditions excellentes ; elles ont des intérêts communs et leur alliance serait la meilleure garantie de l’ordre et de la paix en Europe, car personne ne bougera et ne pourra rien en Europe tant qu’elles se donneront la main. » (Dépêche du général Leflô, 26 septembre 1849.)
    Au général Lamoricière, successeur du général Leflô, le comte Nesselrode déclarait que « pour réaliser ses projets (établir sa prépondérance en Allemagne), il faudrait à la Prusse l’appui de la Russie, qui ne lui sera pas donné. » Cette même assurance fut renouvelée à notre ambassadeur par l’empereur Nicolas quand il fut admis à lui présenter ses lettres de créance. « Tant que nous marcherons d’accord, lui a-t-il dit encore dans une autre entrevue, la paix et la tranquillité de l’Europe sont assurées. (Correspondance de Russie, 1848 et 1849 ; Archives des Affaires étrangères.) Il ne pouvait être superflu aujourd’hui d’évoquer ces souvenirs.