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rapport sur les prix décennaux, le Génie du christianisme, « ouvrage dont on a beaucoup parlé et qui est à la septième ou huitième édition. » Non seulement il ne s’oppose pas à son élection à l’Académie, mais il la patronne. Le nouvel académicien l’en remercie de la façon qu’on sait. « M. Daru porta à Saint-Cloud le discours, est-il dit dans les Mémoires. Bonaparte déclara que s’il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l’Institut et m’aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie. » Il se contenta d’interdire la lecture d’un discours composé avec l’intention évidente de le braver. Cependant Chateaubriand composait sa fameuse brochure : De Buonaparte et des Bourbons. « La nuit je m’enfermais à clef : je mettais mes paperasses sous mon oreiller, deux pistolets chargés sur ma table ; je couchais entre ces deux muses. » Le jour, c’était Mme de Chateaubriand qui portait et cachait sur elle le compromettant manuscrit. Une fois qu’elle avait cru l’égarer, elle s’évanouit dans le jardin des Tuileries et il fallut la ramener chez elle. — Chateaubriand n’était pas arrivé à faire peur à Napoléon ; il n’arriva pas davantage à convaincre les Bourbons de l’étendue des services qu’il leur rendait. Ce n’est pas faute qu’il les leur rappelât. C’était lui, à l’entendre, qui avait rendu possible le retour de Louis XVIII et préparé l’avènement de Charles X. « Ma brochure ayant pour titre : Le Roi est mort, vive le Roi ! dans laquelle je saluais le nouveau souverain, opéra pour Charles X ce que ma brochure De Buonaparte et des Bourbons avait opéré pour Louis XVIII. » C’était lui qui par « sa » guerre d’Espagne, avait réconcilié le drapeau blanc avec la victoire. Mais on le récompensait mal de ses peines. Les ministres étaient d’avis que si peut-être on ne pouvait gouverner sans lui, on ne pouvait davantage gouverner avec lui. On l’éloignait dans des ambassades somptueuses, afin d’être, à distance, moins « fatigué de son bruit. »

Il est clair qu’un tel homme n’était fait ni pour l’intimité, ni surtout pour celle du foyer. Il le savait. « Je n’avais aucune des qualités du mari. » Pourquoi donc s’est-il marié, ou laissé marier ? Pour une raison qui n’a rien que de fort simple et facile à comprendre. « Il s’agissait de me trouver de l’argent pour rejoindre les princes… On me maria afin de me procurer le moyen de m’aller faire tuer au soutien d’une cause que je n’aimais pas… Mlle de La vigne était blanche, délicate et fort jolie : elle laissait pendre comme un enfant de beaux cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à six cent mille francs. » Le chevalier a épousé de beaux cheveux blonds et une belle dot ; il a fait un mariage d’argent ; cela s’était déjà fait, cela s’est fait depuis, mais n’a jamais passé pour très chevaleresque. Il se trouva que cette fortune s’évanouit subitement et ne vint jamais aux mains de Chateaubriand. Il n’eut pas la mauvaise grâce de faire un