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l’injustice de ceux qui n’en aperçoivent pas d’abord la portée. La vanité est tout le contraire ; elle nous réduit à attendre de l’approbation d’autrui le secours que nous ne trouvons pas en nous-mêmes. Chateaubriand a toujours douté de lui, non par modestie, mais plutôt par coquetterie. Il doute de son talent et partant de sa gloire. « Vous me dites des choses charmantes sur ma gloire. Vous savez que je voudrais bien y croire, mais qu’au fond je n’y crois pas, et c’est là mon mal : car si une fois il pouvait m’entrer dans l’esprit que je suis un chef-d’œuvre de la nature, je passerais mes vieux jours en contemplation de moi-même. » Cela fait qu’il a eu plus qu’aucun autre besoin de l’amitié. Il lui doit un peu de son talent, puisqu’il a sur les conseils de Fontanes recommencé et corrigé des chapitres entiers de ses livres ; il lui doit surtout de n’avoir pas connu toutes les amertumes du déclin.

Ce qu’il y a de puéril dans cette vanité n’apparaît pas si on n’envisage dans Chateaubriand que l’écrivain ; il a rendu à la littérature de ce siècle tant de services et il y tient par sa durable influence une si grande place qu’il ne peut s’en être exagéré lui-même l’importance. Tout change si on considère son rôle politique, dont le défaut et le vice secret est d’avoir été trop continûment un rôle. Je n’ignore pas la noblesse qu’il y a dans cette attitude de courtisan du malheur. Je ne nie pas la sincérité des sentimens d’honneur qui ont dicté sa conduite. Mais que d’apprêt mêlé à cette sincérité, que de pompe théâtrale, quel souci de l’effet ! C’est le brusque retour, à la nouvelle de la fuite de Louis XVI ; c’est la démission, après l’assassinat du duc d’Enghien ; c’est la retraite au moment où la royauté légitime prenant le chemin de l’exil, le conseiller mal écouté ne cesse d’en être l’inutile Cassandre que pour en devenir le Jérémie. Surtout quelle disproportion entre la valeur qu’il prête à ses paroles et à ses actes et leur efficacité réelle ! Au temps de l’Empire, il est à peu près seul à prendre au sérieux son opposition ; mais il est vrai qu’il la prend au tragique. Lorsqu’il vient d’envoyer sa démission de chargé d’affaires dans le Valais, il s’attend avec ses amis à être pour le moins fusillé. « La chose cependant se passa le plus tranquillement du monde, et lorsque M. de Talleyrand crut enfin devoir remettre la démission à Bonaparte, celui-ci se contenta de dire : C’est bon ! » Après le fameux article : « C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire… » l’audace du journaliste est punie d’un exil à quelques lieues de Paris : on lui laissa tout le temps de s’installer : ce n’était qu’une villégiature. Celui qui persécuta avec tant de brutalité Mme de Staël se contentait de sourire des velléités belliqueuses du paladin. Au Salon de peinture, devant le portrait peint par Girodet, « Chateaubriand, remarque-t-il, a l’air d’un conspirateur qui descend par la cheminée. » Il sollicite pour lui les faveurs de l’Institut qui avait oublié, dans son